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qu’il y a de nous voir, l’un et l’autre, franchir cet abîme. J’ose à peine désirer votre prompt et prochain retour à Paris, puisque c’est la mauvaise santé seule qui vous ramènerait. Quant à moi, sous quel prétexte pourrais-je retourner à Appony ? Voilà ce que je me demande sans cesse, et j’ai déjà un petit plan en tête ; mais j’en garde le secret, même avec vous, jusqu’à ce qu’il soit exécutable. Bien entendu que si jamais j’ai ce bonheur de me retrouver sub umbra alarum tuarum, vous ne me recevrez plus avec feu d’artifice, mais tout à fait en petit comité et en famille, si toutefois vos enfans n’ont plus peu ; de moi.

Voyez, chère Comtesse, comme je me livre au plaisir de causer et même de rêver avec vous et concluez-en que vous devez, non seulement m’écrire, mais encore m’écrire souvent et longuement, sans quoi la correspondance languit et s’éteint. Notez que vous êtes peut-être la seule personne au monde à qui je sois tenté désormais de faire cette demande : la correspondance en général est le fléau de ma vie, elle absorbe un temps dont il me reste trop peu devant moi pour que je n’en sente pas tout le prix ; mais le temps consacré à connaître et à pratiquer une bonne et belle âme est de tous le mieux employé !

Que de choses j’aurais à vous raconter sur mon voyage ! Mais je ne sais pas précisément ce qui vous en intéresserait le plus. Chose singulière, il me semble qu’il y a entre nous un accord réel et fondamental, et cependant, il y a une foule de points sur lesquels nous ne sommes pas d’accord, surtout en politique. Quant à moi, la Pologne a été l’objet d’un de ces enthousiasmes de jeunesse que je regarde comme les plus belles fleurs de la vie (ici j’ouvre une parenthèse pour vous envoyer ci-contre quelques fleurs de fuchsia que j’ai cueillies à votre intention dans le jardin du roi de Hanovre, à Herrenhausen) ; après quoi, je reviens à ma Pologne pour vous dire que mon voyage dans ce pays a confirmé ma bonne opinion et même dépassé de beaucoup mon attente.

Cette nation est pleine d’âme ; elle vit par l’âme ; je me sens humilié, comme Français, de voir à quel point nous vivons peu par là sous le régime actuel. J’ai eu en Pologne l’émotion musicale la plus profonde de ma vie, en entendant chanter cet hymne célèbre : Bozê cos Polski, par lequel ce peuple si malheureux redemande à Dieu la liberté et la patrie avec un accent si déchirant et si intime qu’il semble devoir fendre le ciel et