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La Roche-en-Breny (Côte-d’Or), le 20 octobre 1861.

Très chère Comtesse, tous les jours depuis mon retour de Sorazo, j’ai voulu vous écrire, mais voulant vous écrire longuement et sans être interrompu, je n’en ai jamais trouvé le loisir. Aujourd’hui enfin, je veux commencer tout en prévoyant que je ne pourrai pas finir. Pardonnez-moi ce long retard : ayez pour moi l’indulgence d’une amie, et ne me punissez pas en me rendant la pareille. J’ai devant moi vos trois excellentes lettres du 10 avril, du 16 septembre et du 3 octobre. Je commence naturellement par la première.

Pourquoi, chère Comtesse, avez-vous soupçonné que je vous trouverais étroite dans ce que vous m’écrivez au début de cette réponse à ma lettre de Paris sur la nature du sentiment qui doit régner entre nous ? Non, je ne vous ai pas trouvée étroite, — mais droite et même adroite. Droit et adroit, c’était la devise de je ne sais plus laquelle de nos vieilles familles des croisés ! C’est une devise qui convient parfaitement aux honnêtes femmes. Vous m’avez trouvé un peu trop vif dans l’expression de ma sympathie et de ma reconnaissance pour vous, et vous m’avez averti avec autant de ferme grâce que de dignité.

Ces avertissemens, croyez-le bien, n’ont fait qu’augmenter mon estime et mon amitié pour vous, et je vous en remercie sincèrement. Oui, vous avez raison de le dire, vous êtes simple et vraie, fière et confiante : soyez toujours tout cela avec moi, chère Comtesse. J’espère bien que vous n’aurez jamais lieu de vous repentir des bontés dont vous m’avez comblé. Nous vieillirons en nous aidant et en nous aimant sans scrupule, et nous demanderons à Dieu de bénir cette union de nos âmes qui s’est faite si tardivement, mais qui sera, s’il lui plaît, une force et une consolation au sein des épreuves inséparables de la vie.

Tout me plaît dans vos lettres, chère Comtesse, et d’abord leur longueur, puis leur douce et cordiale intimité, puis tous les détails précieux que vous me donnez sur votre vie domestique et publique, depuis vos terribles incendies du mois d’août jusqu’à votre dernier séjour à Pest. Votre oncle[1] et votre beau-frère[2] ont eu bien tort de vous conseiller le silence sur les

  1. Le comte Etienne Karolyi, frère de la mère de la comtesse Sophie. — Son petit-fils le comte Laszlo Karolyi épousa en 1898 Fanny Apponyi, ma fille et la petite-fille de la comtesse Sophie Apponyi.
  2. Le comte Georges Apponyi, chancelier, père du comte Albert Apponyi.