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épient sous des cils rudes. Le boucher des moutons, qui, du jour au lendemain, alterne avec le boucher de bœufs, débite sa viande devant une branche fourchue plantée en terre, potence de la victime. Coutelas en main, le sacrificateur, assis par terre, découpe une dentelle de graisse et de peau sur le thorax ouvert de l’animal. Pas une goutte de sang ne macule la chlamyde bleue, ni la robe de dessous en coton blanc, ni le litham de guinée, ni le turban qui coiffe ce grand Berbère noirci mâtiné de songaï. Saisies d’admiration pour la délicatesse d’un pareil travail, les filles bambaras ne renouent qu’avec distraction le pagne qui glisse de leurs hanches, ou le foulard à ramages qui recouvre, en housse, la mitre monumentale de la chevelure.

Après la panique des Touareg et des Kountas, les laptots du lieutenant Boiteux virent bientôt se rétablir toute cette scène habituelle. La curiosité, la bonne humeur des noirs ne leur permettent pas une timidité trop longue. Leur fatalisme se résigne vite à l’acceptation du fait accompli. On put interroger bientôt les âniers, revenus à la recherche de leurs bourriques, telles vieilles esclaves d’os et parchemin ridé qui, sachant ne valoir que cinq ou six barres de sel chacune, et ne pouvant tenter beaucoup la brutalité des ravisseurs, s’en furent quérir de l’eau dans leurs calebasses et leurs pots d’argile. Une fois le pacifisme de ces contacts vérifié, la marmaille sortit des chaumières pointues et se répandit. Les réparateurs de pirogues se mirent, tout le long de la berge, à joindre par des nœuds de ficelles les planches vrillées des embarcations, et à les calfater avec leur sorte de chanvre. Les propriétaires des cargaisons débarquées réclamèrent la protection des vainqueurs, en rivalisant d’éloquence imaginative pour renseigner sur l’état politique de la région. Un palabre s’accroupit à l’ombre bleue des grands doubalés. Ces négocians aux faces de fer, agitant les manches de leurs boubous blancs, ne tardèrent pas, sans doute, à calculer que la barre de sel valait trente francs, et à s’offrir, pour douze cents francs, un jeune eunuque payable en cette denrée.

Le calme se rétablit si vite que les canonnières appelées vinrent amarrer, avec leurs chalands, une heure plus tard, entre les grandes pirogues que l’on peut charger chacune de 400 barres de sel, soit de 12 000 kilogrammes environ. Pour un salaire quotidien de sept sous, outre le couscouss, des calfats les ont soigneusement radoubées. Maintenant, une toute petite ville en banco