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Govain à Brachard, ta vertueuse Anne-Marie, je l’ai eue. — Et ta femme à toi, répond Brachard, celle que tu épouseras demain parce que c’est ta dernière ressource de décavé, nous l’avons tous eue. » Le dialogue est ici d’une qualité tout à fait particulière ; il consiste pour ces interlocuteurs, qui se connaissent et s’estiment en conséquence, à se jeter à la face leurs réciproques malpropretés. Et le vocabulaire, d’une parfaite appropriation aux sentimens exprimés, est celui dont nous imaginons qu’on doit se servir dans les bouges et sur les boulevards extérieurs.

Un autre caractère de cette pièce, non moins frappant, c’est non pas seulement sa criante invraisemblance, sa fantaisie débridée, sa folie éperdue, mais son absolue irréalité. Nous sommes dans le monde de la Bourse et le moyen employé est celui d’un énorme krach financier. Or si peu que nous soyons au courant de la mécanique des affaires, nous en avons tant vu, de krachs, que nous savons assez bien comment ils se produisent. Ils peuvent être l’effet d’un hasard malheureux, d’une coalition hostile, le résultat de l’imprudence, de la maladresse ou de la malhonnêteté. Ce qu’on n’a jamais vu c’est un financier, à la tête d’une affaire magnifique, en provoquant lui-même l’effondrement qui sera sa ruine. Pour faire perdre à Le Govain quelques centaines de mille francs, Brachard jette dans le gouffre trente millions, tout ce qu’il possède, et, je pense, quelque chose en plus qui est son crédit, son autorité, la possibilité de rebondir s’il échappe à la prison qui le guette. C’est le défi jeté à tout bon sens, à toute logique, à toute probabilité. Ce qui n’est pas moins inadmissible, c’est le revirement produit dans l’âme d’Anne-Marie par un acte qui est celui d’un fou, mais aussi d’un criminel. Car ceci est encore au nombre des choses que nous savons : un krach entraîne beaucoup de ruines. C’est parce que Brachard aura semé sur le marché financier la panique et la déroute qu’Anne-Marie sentira naître l’amour dans son âme délicate et aristocratique ! Je ne connais pas de roman plus romanesque, de fable plus fabuleuse, de fiction moins plausible. Cette pièce est un conte à dormir debout — un conte bleu... dont tous les personnages auraient mérité le bagne.

Mais telle est sur le public l’action de la pièce bien faite qu’on accepte l’invraisemblance de la donnée, qu’on subit la grossièreté des sentimens et du langage, et qu’en regard de tant de pièces nouvelles qui tombent comme, châteaux de cartes, cette « reprise » se poursuit avec un brillant et durable succès.

L’interprétation, du côté des hommes, est restée à peu près la