Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 20.djvu/330

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

longtemps trop demandé à ses amis : nous savons déjà que Stein n’avait pas résisté à pareille épreuve. Goethe à son tour se fatigua de la subir. Mme Schiller, qui considérait Mme de Stein presque comme une mère, lui appliquait plus tard à bon droit un mot que Pope a mis dans la bouche d’Héloïse, méditant sur ses relations passées avec Abélard :


And wished an angel when I loved a man !


« Et j’eus le tort de souhaiter un ange alors que j’aimais un homme. »

Durant les mois qui précèdent le voyage inopiné du poète en Italie, s’accumulent sous sa plume les expressions symptomatiques de son découragement et de sa fatigue. « Sois sans souci à mon égard, écrit-il un jour dans un billet caractéristique. Tout ce qui m’arrive me réjouit en effet parce que cela m’arrive à cause de toi. Je suis capable de souffrir le tourment le plus extrême parce que tu existes, et si tu n’étais pas en ce monde, j’aurais tout secoué depuis longtemps déjà ! » Voilà qui ne laisse pas d’inquiéter pour l’avenir, car de tels héroïsmes ne sauraient très longtemps durer. Dès la fin de 1782, il avait dû écrire de Leipzig qu’il restait à dessein éloigné de son amie, parce qu’il se savait devenu insupportable et que cette disposition fâcheuse ne voulait pas céder dans le voisinage de Charlotte : « Quand je n’ai point sans cesse de nouvelles idées à ruminer, ajoutait-il dans une confidence caractéristique, je deviens malade ! » C’est bien là en effet le besoin de distraction propre aux systèmes nerveux tyranniques. -— Au surplus, il est facile de constater que, depuis la fin de 1784, la correspondance des amoureux perd l’intérêt psychologique si soutenu qu’elle avait présenté pour nous pendant près de quatre années. Les simples billets sans grande signification y tiennent de nouveau une large place.

C’est aussi l’époque où, pour Gœthe, les désillusions politiques vont de pair avec la lente désaffection sentimentale. Le duc de Weimar échappe à son influence et tourne du côté de la Prusse militariste ses aspirations et ses espérances d’avenir. Enfin sa production poétique, si riche d’espérances à son départ de Francfort en 1775, n’est plus à ce moment qu’un vaste champ de ruines, selon l’heureuse expression de Bielschowsky. Il peut craindre que sa force créatrice ne se trouve épuisée par une