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qui est remarquable, c’est l’ordre relatif que la volonté du Sultan et des chefs turcs parvint à faire régner dans un tel tumulte. Les Turcs furent définitivement maîtres de la ville le 29 mai entre neuf et dix heures du matin, et, à midi, constate M. Schlumberger, un ordre du Sultan, répété par ses crieurs, arrêta le massacre. Le pillage promis se lit aussi avec un certain ordre. Les maisons déjà occupées par des soldats turcs étaient signalées par une petite banderole qui indiquait aux autres qu’ils eussent à se pourvoir ailleurs de butin. Les marins abandonnèrent leurs bateaux pour prendre part au pillage, ce qui permit aux navires chrétiens qui étaient dans le port, chargés de richesses et de fugitifs, de s’éloigner sans combat. Après trois jours, tout rentra dans l’ordre, le yassak turc fut obéi. Le Sultan Fatih fit son entrée dans sa nouvelle capitale à la tête de bataillons parfaitement ordonnés et disciplinés. Il se rendit droit à Sainte-Sophie, monta sur l’autel et, tourné du côté de La Mecque, il fit sa première prière, tandis qu’un imâm, du haut de la chaire, récitait la confession de foi sunnite. Depuis cette heure, l’église de Constantin, le temple de la Divine Sagesse, est une mosquée.

Trois jours durant, la ville immense fut livrée au pillage ; soixante mille prisonniers furent vendus ou attribués comme esclaves aux vainqueurs. La soldatesque assouvit sa luxure non seulement sur les femmes et les jeunes filles des meilleures familles de Byzance, mais aussi sur les adolescens et les enfans ; les chefs donnaient l’exemple : les fils du grand-duc Notaras, celui de l’historien Phrantzès, payèrent de leur tête le crime de préférer la mort au déshonneur. Les immenses richesses d’art entassées depuis des siècles dans la ville des Césars furent dispersées, perdues, gaspillées ; les bibliothèques, qui renfermaient sans doute le trésor de la sagesse et de l’art antiques, furent anéanties, ainsi que les merveilleuses enluminures des manuscrits sacrés. « Ce fut, dit M. Schlumberger, un indescriptible appauvrissement pour l’intelligence humaine. » Sur les incomparables mosaïques, sur les splendides fresques des églises, l’Islam étendit le suaire de ses chaux blanches. Et c’en fut fini de la civilisation byzantine qui avait jeté, à certaines époques, un si vif éclat et qui avait prolongé jusqu’aux temps modernes la grande ombre de l’Empire romain.

Le Sultan était trop intelligent pour ne pas comprendre