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quelle perte le pillage de tant de trésors était pour lui-même et pour la grandeur turque. Dès son entrée à Sainte-Sophie, la légende veut qu’il ait frappé de son cimeterre un soldat qui brisait le dallage de marbre de ce « monument des infidèles. » Sa volonté rétablit l’ordre ; il donna au patriarche grec l’investiture religieuse et civile avec juridiction sur tous les chrétiens de son Empire ; et ainsi fut créé un statut légal pour les chrétiens survivans.

L’historien Cantemir nous raconte que le Sultan Mahomet, entrant en vainqueur dans le magnifique palais des Blachernes, saccagé par sa propre armée, se sentit pénétré de tristesse et se prit à réciter des vers persans sur ce thème éternellement dramatique des vicissitudes humaines : « Aujourd’hui l’araignée est devenue la gardienne du palais des empereurs et a tissé sa toile devant sa porte : le hibou fait retentir les échos des tombes royales d’Efrasaïb de son chant lugubre. » Le Grec Critobule, de son côté, prêtant ses propres pensées au jeune vainqueur contemplant sa conquête, lui fait dire avec des larmes : « Quelle ville avons-nous livrée à la dévastation ! » On ne peut se défendre de pareils sentimens en contemplant les ruine de ces murs orgueilleux qui, pendant tant de siècles, ont bravé tous les assauts de la « Barbarie » et où poussent aujourd’hui les cyprès et les myrtes. Dans l’enceinte de ces murailles, au jour où les Turcs entrèrent pour l’immense destruction, vivait un empereur magnifique, une bureaucratie exacte et savante, de hauts dignitaires et des fonctionnaires qui se disputaient des insignes, des décorations, des faveurs, tout un clergé de prêtres et de moines zélés, subtils flaireurs d’hérésie, acharnés ennemis de « l’idolâtrie » papiste. Tout cela fut anéanti en un jour. Devant ces ruines de la cité rayonnante, comme parmi les pierres de l’Acropole ou du Colysée, on se prend à répéter les vers d’Homère que, devant les ruines de Carthage vaincue, l’historien Polybe surprit sur les lèvres de Scipion Emilien : « Un jour aussi verra tomber Troie, la cité sainte, et Priam et son peuple invincible. »


RENÉ PINON.