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comme disaient chez nous ses béats admirateurs, — que Guillaume II substitua peu à peu à la Realpolitik de Bismarck.

Ces deux politiques n’ont rien de commun. L’une voulait mettre en branle ou en œuvre toutes les réalités, pondérables et impondérables, pour construire et maintenir à jamais l’unité de l’Allemagne sous le contrôle de la dynastie et de la bureaucratie prussiennes. L’autre n’a plus eu d’attention que pour une réalité : l’argent. Peser de tout son poids sur l’Europe et le monde pour en exprimer le maximum d’argent le plus vite possible ; user de sa victoire et de son prestige pour obtenir ou extorquer les plus fortes concessions et contributions à l’univers terrorisé ; ramasser l’argent, sans se soucier de l’odeur, dans le sang des Arméniens et dans les trafics les plus louches ; menacer chaque matin du coup de force pour réussir le coup de Bourse : l’historien qui voudra dresser quelque jour le bilan de la politique allemande depuis la chute de Bismarck devra reconstituer d’abord, année par année, le bilan de la spéculation prussienne ; il verra que la guerre présente fut une liquidation en veille de faillite, autant qu’un accès de folie guerrière ou mégalomane. L’Allemagne économique était à bout : ses opérations gigantesques avaient toujours été « malsaines, » comme disent les financiers ; elle avait trop brassé, trop risqué, trop avancé de marchandises et d’argent à des cliens peu solvables aussi bien en Allemagne même que dans le monde entier ; elle avait habitué cette clientèle mondiale à des prix et des conditions de vente qui ne laissaient plus au fabricant et au capitaliste allemand les bénéfices nécessaires ; il fallait par un coup de force « liquider » ces positions intenables ; c’est pour donner à l’Allemagne endettée les milliards de la Banque de France et de l’indemnité, autant que pour donner satisfaction aux criailleries, menaces et rodomontades des militaristes de terre et de mer, aux pangermanistes, aux théoriciens de la plus grande Allemagne, que Guillaume II fut acculé à la présente guerre.

Bismarck voulait conquérir la richesse pour fortifier, comme il disait, la « pauvre petite Allemagne » de 1880 et pour lui donner les moyens de porter allègrement les charges de l’Empire restauré et de l’hégémonie européenne, car l’hégémonie commerciale et industrielle lui semblait une condition de l’hégémonie diplomatique et militaire ; il pensait que « les