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Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 31.djvu/151

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dans les tribunaux de sa patrie, croyait toujours voir deux nababs qu’il avait immolés dans l’Inde pour s’emparer de leurs trésors. Il portait partout l’image de ces deux princes expirans par ses ordres, et les remords lui rendirent la vie si insupportable que lui-même en termina le cours pour tâcher d’échapper à sa conscience qu’il n’avait su tromper comme la justice humaine[1]. Oh ! qui de nous envierait le sort de ces illustres coupables ? Qui de nous oserait soutenir qu’ils étaient heureux au milieu de leurs succès ? N’ont-ils pas assez trahi, par leur trouble et par leur effroi, le fatal secret de leurs tourmens et de leur infortune ?

Nul homme n’est complètement heureux. Le bonheur n’est pas compatible avec notre nature imparfaite, et Dieu, qui n’aurait pu nous rendre aussi parfaits que lui sans nous faire ses égaux, n’a pu réserver qu’à lui seul l’entière félicité qui est un attribut de l’entière perfection. Mais, selon les bornes de notre nature, il nous a départi beaucoup de biens, tous ceux même dont nous étions susceptibles, et il a tellement disposé ses lois que les meilleurs lots, la plus grande joie de l’esprit, le plus grand contentement de l’âme, les sensations les plus douces et les plus célestes si l’on peut parler ainsi, sont les plus dignes des hommes de bien et leur partage. C’est là ce qui constitue le vrai bonheur à la portée de l’homme sur la terre, et Dieu ne le refuse à aucun de ceux qui cherchent à s’approcher de lui par le cœur et mettent tous leurs efforts à se conformer à ses lois, dont la conscience et la raison sont les interprètes.

Quant à la grande fortune et aux places distinguées, qui ne sont à désirer qu’autant qu’on se sent le génie, les talens, et surtout l’activité nécessaires pour le travail immense d’administration qui y est attaché et les lumières indispensables pour employer, avec un juste discernement, au bonheur des autres hommes, ces grands moyens qui imposent de grands devoirs et exposent à de grandes punitions ceux qui ne remplissent pas ces devoirs, l’axiome de la justice divine et humaine : Il sera beaucoup demandé à ceux auxquels n’aura été beaucoup donné ; quant à ces postes éminens, à ces richesses que le vulgaire prend pour le bonheur, il est encore certain que, pour y parvenir, pour s’y maintenir ou pour s’y rétablir, lorsqu’on en a été privé par des

  1. Mirabeau fait allusion ici à Robert Clive, le créateur de la puissance anglaisee aux Indes, célèbre par ses violences et ses exactions.