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jusqu’à ceux mêmes qui l’avaient soigneusement, délibérément provoqué. Dès la seconde semaine d’août, certains journaux d’outre-Rhin se hasardent à protester contre l’excès de zèle avec lequel la masse presque entière des habitans de leurs villes ne cessent pas du vouloir partout dépister et châtier de problématiques « espions russes. »


A Leipzig même, — écrit la Gazette Populaire de cette ville, où venait d’être affiché, quelques jours auparavant, le susdit Appel du général von Laffert, — une grosse partie du public se trouve à présent possédée d’un véritable délire de patriotisme, compliqué encore d’une singulière « phobie » d’espionnage qui, de jour en jour, se développe et s’épanouit comme une végétation tropicale. Malgré maints appels officiels exhortant nos concitoyens à plus de sang-froid, la foule nationaliste continue à se conduire de la manière la plus scandaleuse, aussi bien dans les rues que dans les établissemens publics. Pas une personne ayant les cheveux noirs et le teint foncé n’est plus à l’abri de ces enragés chercheurs d’espions russes. Hier encore, un homme d’âge mur, revêtu d’un uniforme d’officier d’artillerie allemand, se trouvait assis avec une dame au café Felsche, lorsque quelqu’un s’est avisé de le dénoncer comme un officier russe déguisé. Aussitôt que les agens de police l’ont fait sortir du café, des centaines de furieux se sont mis à le battre à coups de canne, de parapluie, etc., si bien que, dès l’instant suivant, son uniforme était en lambeaux, et que des flots de sang lui découlaient du visage… Inutile d’ajouter que ce redoutable espion russe, — quand ensuite, plus qu’à moitié mort, il a pu donner des preuves de son identité, — a été reconnu comme un très authentique officier allemand !


Ainsi que nous l’apprend cet extrait du journal de Leipzig, les « autorités officielles » se sont désormais efforcées, elles aussi, de calmer le fâcheux « délire de patriotisme » qu’elles avaient fait naître peu de jours auparavant. M. Smith reproduit notamment un « appel » adressé aux policiers de la ville de Stuttgart par leur chef, le directeur de police Bilinger. Le document est daté du 9 août, — ce qui nous révèle que, plus d’une semaine après la déclaration de guerre, le public allemand persistait encore à poursuivre de sa rage les infortunés baigneurs russes ! Écoutons ces pathétiques aveux d’un fonctionnaire qui avait peut-être rédigé de sa propre main, la semaine d’avant, le télégramme annonçant au Berliner Tageblatt toute espèce d’affreux « attentats » commis ou projetés, à Stuttgart, par des « espions russes : »


Policiers ! la populace de notre ville est en train de devenir absolument folle[1]. Chacun voit dans son voisin un espion russe, et se croit moralement tenu de le rouer de coups, tout de même que l’agent de police qui

  1. La suite du texte nous fait assez voir que « populace » est ici pour signifier poliment : « population. »