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former. Un café, n’ayant pas fermé de la nuit, si l’on en juge par les bougies encore allumées qui finissent de se consumer à la clarté du jour, débite en hâte ses liquides ; on boit, on pose les verres vides, les gros sous tombent sur le comptoir. Les voitures à bagages, que j’emmène aussi, sont attelées, ou presque ; les chevaux de la dernière arrivent.

Nous marchons par quatre jusqu’au carrefour où l’autre moitié, celle qui vient à pied de Gour-Cheverny, doit nous rejoindre. Elle a eu, comme nous, l’ordre qui déterminait l’heure du passage à ce point initial et cependant elle manque au rendez-vous.

Le chef de musique, qui se trouve seul, m’explique qu’il a vu le rassemblement terminé, mais il n’a pu prendre sur lui que d’amener ses musiciens. Le reste est en panne, faute d’un mot dit, d’un geste fait : il n’y avait pas d’officier. On s’expliquera plus tard sur l’incident et l’on débrouillera les responsabilités. Mais voilà mon départ manqué ; voilà perdue une demi-heure au moins de cette fraîcheur matinale durant laquelle on marche allègrement et l’on couvre de bonnes longueurs de chemin.

Toute la suite de la marche se ressent de cet accroc, et d’autant plus que l’étape est longue et le temps mesuré juste. Il faut envoyer chercher ces clampins, il faut les attendre ; puis, dès sept heures, au soleil qui darde, il faut les pousser devant soi comme un chien mordant chasse un troupeau de moutons. Le docteur, derrière nous, est trop bon ; au moindre bobo, il les laisse s’arrêter pour que les batteries les ramassent et les chargent sur les coffres. « Ce ne sont pas des fantassins, » dit-il. Il parle d’un déchet inévitable, 10 pour 100 environ dans les premières marches. L’entraînement manque ; les pieds ne sont pas faits...

Dix heures. Nous traversons Pontlevoy. De l’eau qu’ils puisent au passage dans les seaux posés exprès sur les trottoirs, les ranime ; du vin, que les musiciens ont attrapé des mains d’une bonne vieille, puis d’un boucher réjoui, heureux de les voir boire, les réveille, ces liquides absorbés les ragaillardissent ; ils entonnent le Chant du Départ. L’air si beau, si large et si grave s’étend sur la troupe, et sur un decrescendo de notes basses, ils jettent l’apostrophe : « Tyrans, descendez au cercueil ! » Une mélodie claire, simple, française, qui monte droitement comme un chant d’oiseau, comme les autres bruits