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Il compte les gargousses dans les coffres et les répartit ; et pour un instant inactifs, nous attendons...

Cette fois, notre colonne principale est entrée en action, et, comptant sur son avance que mesure d’avance à nos yeux le recul de l’ennemi, nous accentuons davantage notre pression sur son flanc. Le bataillon que nous refoulons cède davantage. Notre poursuite devient chasse. J’abandonne ma position de la Roserie et viens librement, à découvert, couronner une autre crête et dominer un autre champ de tir. C’est comme un champ clos réservé pour nous, vide de toute habitation ; à gauche et à droite, des bouquets de bois ; devant nous, un terrain descendant qui se relève en glacis de l’autre côté. Au loin, quelque chose cependant comme un toit et jetant les yeux sur la carte pour y trouver les éléments de vocabulaire nécessaires à l’expression des ordres, je trouve cette maison lointaine à nous : le Bout du Monde.

En avant donc vers ce Bout du Monde. Nos fantassins vont si vite que j’ai peine à les suivre ; j’ai descendu la pente, je suis au fond de la cuvette, que je les entends tirer sur l’autre bord du trou. Je m’apprête à laisser là mon monde et à reconnaître tout seul la direction où l’employer, quand un officier arrive au galop et, sans prendre le temps de s’arrêter, me crie :

— Sur la gauche... Contre-attaque formidable... Faites vite...

Il passe, cherchant plus loin un autre secours ; et tandis que je porte le mien là où il est requis, le commandant du bataillon lui-même accourt et me dit :

— Nous sommes f...

En effet, la situation est désespérée. Le bataillon qui fuyait devant nous et qui n’était qu’une amorce, nous a conduits sur un gros ennemi massé autour du Bout du Monde : une brigade au moins, prête à s’avancer, à nous saisir, à nous happer. L’instant court où elle est encore immobile nous permet de prendre position contre elle. Par deux pièces jetées à droite, par deux autres dirigées vers la gauche, j’encadre l’infortuné bataillon et, comme l’abeille meurt en enfonçant son dard, je n’ai pu faire qu’une décharge avant d’être noyé dans le flot montant.

Un officier lève joyeusement son sabre en arrivant sur nos pièces et des réservistes dégouttans de sueur raillent au passage les canonniers. Leurs brandissemens de baïonnettes effrayent les chevaux attelés à nos avant-trains ; il y a un tournoiement d’attelages, des cris, une sorte de mêlée, et je crains