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sauvage. D’inapaisés désirs se lèvent en lui : il veut voir sa patrie, ivre de force, ivre de gloire, dépasser en force, dépasser en gloire toutes ses alliées ; que tarde-t-elle ? pourquoi ces atermoiemens ? pourquoi ces lenteurs ? écouterait-elle encore, par hasard, les doucereux conseils de ses infâmes corrupteurs ? que fait-elle ? où sont ses sacrifices, ses héros, ses morts ? Le poète la harcèle, la hante ; il crie à ses frères :


… Où est votre gloire ?… Avez-vous appris à vivre sous terre, enfoncés dans la fange jusqu’à la ceinture ?… Avez-vous appris, placés sous une croix de feu, à vous y masquer comme les mimes, à chanceler dans les agonies sublimes, aveuglés par des larmes stupides et atroces ? Qui vous dévaste ? Qui vous affame ? Combien de vos gens sont-ils sans foyer, dans les pleurs et les grincemens de dents ? Comptons ! Celui qui souffre le plus aura droit de primogéniture sur le grand héritage. Il aura la meilleure part !


L’Italie revendique à présent cette « meilleure part, » elle sent que chaque jour qui s’écoule sans lutte est perdu pour elle. D’un bond sauvage, elle gravit les hautes cimes où l’air pur, terni par les fumées du sang, est la solitude des forts : du Cherso glacé à l’Isonzo rapide, elle va éterniser la gloire de ses héros.

Gabriele d’Annunzio entame les hymnes vastes de jubilation : Pour la Nation, Pour les Citoyens, Pour les Combattans, Pour le Roi. Il élève des Prières au Dieu de l’Italie. En des « Odes » magnifiques, il verse des torrens de jeunesse, des torrens d’enthousiasme, des torrens de sang vers les Alpes, vers la mer. Mais tant de dons faits à la Patrie ne contentent pas l’âme brûlante du poète-citoyen. Il se souvient de l’inscription Caractéristique qu’il a fait imprimer en tête d’un des volumes de ses Laudi : Navigare necesse est. Oui, naviguer est nécessaire, vivre n’est pas nécessaire. Il dépose sa lyre, il prend les armes. Il sera le compagnon et le pilote des héros qu’il a animés.

Monté dans l’avion choisi, il a la joie de survoler Trieste, de pouvoir lui jeter des cris d’espoir. Puis, comme son Paolo Tarsis, il aura la fière volupté d’escalader le ciel et, plus heureux que lui, il pourra disputer l’espace à l’ennemi féroce abattu.

Aussi bien, la grande ombre d’Icare hante le poète. Ne l’a-t-il pas chantée autrefois ? Aujourd’hui, il la voit s’étendre, comme alors, par les golfes chauds de la Méditerranée ; suivre, comme alors, le sillon de la nef dans les airs. Elle aime la voix