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tranchées : mince et multiple égratignure courant à travers le pays ; plus loin encore, des pointes pâles de clochers dont l’observateur nous montrait les noms sur la carte, — la carte où rien n’est changé, où l’on voit les lignes ferrées continuer vers Mézières et vers Rethel, où l’on îmagine toujours la circulation de la vie française. Mais pas un charroi, les routes, sans doute, étant masquées de ce côté comme les nôtres. Pas une fumée en vue, celles que l’on nous avait montrées ne se révélant que si des initiés braquent à une certaine heure une lunette sur un certain point, à l’extrême et si vague limite de la terre et du ciel. Triste et terne immensité. Silence vaste comme l’étendue. De cette France immobilisée par l’entrave, et captive depuis deux ans sous les yeux de la France vivante, un indicible et muet appel semblait monter.

Vers six heures et demie, comme on nous l’avait annoncé, quelques coups profonds commencèrent à tonner au loin. « Le canon lourd de Moronvilliers ! » dit le lieutenant. « Tous les jours à la même heure. On va leur répondre comme d’habitude, par dix coups de 240. »

Graves et lentes pulsations ; elles ajoutaient à la solennité de l’immense et sombre plaine, comme en mer par temps couvert, lorsqu’on entend, très loin, le canon d’une escadre.

Ce jour-là, Nogent-l’Abbesse, à six kilomètres de nous se taisait. Là est la batterie qui, de temps en temps, bombarde encore Reims…


Le lendemain matin, nous étions chez d’autres observateurs, ceux que nous avions vus voler au-dessus de l’ennemi, et qui rapportent ces étonnantes photographies où toutes les blessures que la guerre fait à la terre — tranchées et trous d’obus — se détachent mieux que tout dans le paysage, et semblent des marques indélébiles.

Sous le ciel encore chargé de pluie, la plaine et les choses s’engourdissaient. Rien de vivant que la présence des éternelles alouettes, leur allégresse invisible et partout épandue, plus étrangement significative en cette grise atonie du monde. Une grande prairie s’élargissait entre des lignes lointaines de petits bois. Près de la route, deux hangars, quelques