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du cérémonial. Près de cette belle porte à vantaux dorés qui, de l’Œil-de-bœuf, donne accès dans la chambre royale, un gros suisse « quarré et colossal » est de garde, jour et nuit. Il vit là et n’en sort point ; mieux chauffé que le Roi, à côté d’un énorme poêle, il boit, il mange, il digère : un simple paravent dissimule son petit ménage, sa cuisine et son lit qu’il pousse, le soir, dans la Galerie des Glaces où il dormira. C’est un personnage : douze mots composent tout son vocabulaire ; « Passez, messieurs, passez ! Messieurs, le Roi ! Retirez-vous. On n’entre pas, monseigneur… » Et monseigneur file sans rien dire[1]. Ce cerbère franchi, les gentilshommes admis à saluer le Roi avant son sommeil, pénètrent dans la chambre et, à heure fixe, la cérémonie commence, toujours très joyeuse. On ôte au Roi son habit, sa veste et sa chemise ; il reste nu jusqu’à la ceinture, « se grattant, se frottant, comme s’il était seul, en présence de toute la Cour et souvent de beaucoup d’étrangers de distinction. » Le plus qualifié des assistans présente la chemise de nuit : Louis XVI fait « de petites niches pour la mettre, l’évite, passe à côté, se fait poursuivre ; » il rit si fort qu’on l’entend de l’Œil-de-bœuf. La chemise enfin passée, trois valets de chambre défont à la fois la ceinture et la culotte qui tombe jusqu’aux mollets : et c’est dans ce costume, trébuchant dans ces entraves, traînant les pieds, que le Roi commence la tournée du cercle. Puis il se laisse choir dans un fauteuil, en levant les jambes dont deux pages s’emparent pour déboucler les souliers et tirer les bas. C’est l’instant des gais propos, des plaisanteries ; parfois on s’amuse à chatouiller un vieux valet de chambre si sensible que la peur le fait fuir et se cacher jusque dans l’alcôve royale[2]. Ou bien le Roi exécute des tours de force, « lève à bras tendu une très lourde pelle de fer qui se trouve à l’Œil-de-bœuf, en mettant encore sur cette pelle un petit page[3]… »

La vie journalière du château est ainsi : chacun y prend ses aises sans prétention à l’apparat. À la chapelle même, dans cette tribune royale que notre imagination peuple de figures hautaines et compassées, le Roi reste bonhomme et ne pense pas à jouer un rôle. Quand, les jours de grande fête, ou lui présente

  1. Mercier, Tableau de Paris, 1782. Tome IV, p. 233, et Comte de France d’Hézecques, Souvenir d’un page, 163.
  2. Mémoires de la comtesse de Boigne, I, 36. Souvenirs d’un page, loc. cit.
  3. Souvenirs d’un page.