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grosses cerises (évidemment c’est le jour des confitures) ; » — « abricots pour de La marmelade ; » — « des brosses à vaisselle et une livre de savon ; » — « deux livres, pour avoir serré des fagots ; » — « deux livres encore, pour le raccommodage d’une fourchette et d’un pot à bouillon. » Une indication qui revient fréquemment est celle-ci : « Pour des pieds de mouton et du gras-double, 4 livres 12 sols. » À quoi lui servaient donc, à ce maître de maison si « regardant » tant de panetiers, de cuisiniers, de maîtres d’hôtel, de sommeliers, de coureurs de vins, et les quarante-huit fourriers, et les garde-vaisselle, et les pourvoyeurs, et les hâteurs qu’on trouve à l’énoncé de sa Maison, s’il payait, de sa bourse, « 12 sols une bouteille de vin rouge pour une matelote ; » et comprend-on ce Roi de Trianon, de Marly, de Choisy, de Saint-Hubert, avec des parcs grands comme des provinces, ce Roi qui avait pour jardiniers Jussieu, Richard et Buffon, comprend-on qu’il eût recours à la fleuriste quand il avait besoin d’un bouquet pour la Reine, et qu’il consignât sur son livre de comptes des mentions telles que celle-ci : « Pour les fleurs naturelles des soupers du mois, 48 livres ? » Ceci, en moyenne, portait la décoration de la table royale à trente-deux sous par jour[1] ! Ce qui n’étonne pas moins, c’est que la comptabilité du règne de ce prince, si parcimonieux, se solda par un déficit de centaines de millions ; tandis qu’il vérifiait les additions de sa blanchisseuse, se creusait dans la caisse de l’État le gouffre où la monarchie allait s’engloutir.

Un économiste éloquent tirerait, sans nul doute, grands effets de ces oppositions ; il importe seulement ici de constater que les plus grands de ce temps-là, et aussi les plus riches, se plaisaient à la familiarité et professaient pour la solennité un dédain d’essence toute française. Ce n’était point caprice de mode, encore moins bravade à la tyrannique étiquette, mais bien goût inné du sans-façon, si naturel à la vieille France que les survivans de la noble société d’avant la Révolution, ne s’étant point départis de ces habitudes de simplicité, les pratiquèrent, sans vergogne, durant tout le premier tiers du xix° siècle, alors que, par contraste, les bourgeois triomphans rivalisaient entre eux de gros luxe et d’embarras.

Rien ne surprenait davantage les enrichis du nouveau

  1. Comptes de Louis XVI, publiés par M. le comte de Beauchamp, d’après le manuscrit autographe du Roi, conserve aux Archives nationales. 1900.