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de cassolettes. Une fine mousseline l’abrite, relevée sur une tenture en damas de soie violet que couronne un lambrequin de satin vieil or. Dans le salon, Vestris danse aux sons d’un orchestre conduit par un violoniste mulâtre « qu’on se dispute à prix d’or. » Trois soupers chauds se succèdent, gibiers rares, poissons invraisemblables, fruits merveilleux, vins enchanteurs, sucreries inédites… Et voilà une soirée à la Chaussée d’Antin, chez Mme Récamier[1].

À l’autre extrémité de Paris, rue de Babylone, réception chez Mme Tallien. Les Anglais sont en majorité ; ils sont curieux de voir la divorcée du fameux conventionnel. Là aussi on exhibe le lit, tout en ébène décoré de bronzes ; un dais très ample et très élevé est soutenu par un grand pélican doré ; les rideaux de satin blanc et cramoisi, frangés d’or, retombent en plis opulens, jusqu’au parquet. En robe de satin blanc recouverte de rares dentelles, l’ex-Notre-Dame-de-Thermidor fait seule les honneurs de sa maison. Ses magnifiques cheveux noirs sont roulés en tresses et entrelacés de cordons de perles fines. On chante des romances espagnoles avec accompagnement de guitare ; sur le tapis des tables de jeu les louis roulent, s’entassent et disparaissent. Pourtant la soirée paraît longue ; on ne s’amuse guère : quant à la « Nymphe » qui reçoit cette foule de visiteurs d’occasion, elle se donne beaucoup de peine, accueille, présente, circule, s’exclame, remercie, implore les artistes de se faire entendre, réclame le silence, excite les applaudissemens, retient les gens pressés qui voudraient être chez eux, reconduit jusqu’au perron ceux qui réussissent à quitter la place, et, le dernier invité disparu, elle tombe sur un fauteuil ; défaillante, presque évanouie, soupirant : « Je n’en puis plus ! Je suis morte ! » La corvée est terminée. Mais certains qui se fourvoient dans ces assemblées de hasard en comparent déjà, non sans regret, la banalité au charme de ces petits cercles que formaient entre eux les Parisiens d’antan. Nous les connaissons par les tableaux attendris que nous en ont tracés Thiébault, Frenilly, Dufort de Cheverny, Beugnot, Norvins et bien d’autres. Là ne se rencontraient que gens du même monde, venus pour se trouver ensemble, sûrs de plaire et de pouvoir, sans bourde ni esclandre, parler en toute expansion ;

  1. Lettres de Reichardt, 96 et suiv.