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résume les sentimens de la Suède : « Il ne nous a pas rendus heureux et pourtant nous le pleurons comme personne. »

Son caractère ressort encore davantage quand il est mis en opposition avec celui de son ennemi, Pierre le Grand.


Le tsar moscovite reste au milieu de ses sujets comme un père de famille, dit un Holsteinois qui se bat dans l’armée suédoise. D’un pâtissier il fait son ami et il élève à son glorieux trône impérial une servante. Quand il a bu, ses manières sont détestables. Mais sa première parole et sa dernière sont toujours : pour le bien de la Russie. Le roi Carolus, lui, abandonne ses États comme un monceau de cendres fumantes et il n’a pas un ami... Faire sauter des gabions, battre des mains pour deux trompettes et un étendard conquis, voilà ce qui lui va. Pas de sens de l’Etat, ni de l’armée, tout pour l’individu !... Pas de cœur dans la poitrine. Le roi Carolus est une de ces espèces de demi-génies Suédois qui courent le monde, battent du tambour et font fiasco tandis que le parterre siffle !


Le roi des Carolins doute aussi de la durée de son œuvre et il est inquiet de l’effet qu’il produit ; cette préoccupation se traduit par un rêve où il voit Pierre le Grand qui lui crie en éclatant de rire :


Va-t’en, Suédois chauve et boiteux ! Que me veux-tu à moi et à mes multitudes d’hommes avec tes régimens décimés et tes quatre pièces de canon ? Mes hommes sont des voleurs et des ivrognes, et pour moi ils ont moins de valeur que des clous dans une planche, mais j’en ai à profusion de pareils clous. Je bâtis un vaisseau qui durera des milliers d’années et moi-même je suis aujourd’hui ce que j’étais sur le chantier de Saardam, je ne suis qu’un charpentier. Des millions et des millions d’êtres béniront mon règne.


Le tsar entre à Pultava après sa victoire ; la rue est envahie soudain par des mendians et des gens de toutes sortes ; il s’avance au milieu d’eux à pied. Ses yeux noirs étincellent et ses petites moustaches brunes se retroussent sur ses lèvres luisantes. Un gros bouton d’argent orné d’une pierre fausse attache sa chemise et il porte des bas de laine grossière. Il s’arrête parfois devant une porte où on lui offre un verre d’eau-de-vie ; plaisantant et riant, il en avale quelques gorgées.


Il désigne la première maison venue pour y prendre son repas ; aussitôt grand tapage dans l’escalier : l’un apporte le gruau, un autre les cuillères, un troisième les assiettes, un quatrième la boisson ; l’Empereur lui-même aide à tout mettre en place, et les ordres sont donnés par un nain bossu qui de son pouce appuyé contre sa narine se mouche en l’air devant le