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visage de son maître. Lorsqu’on s’est mis à table, chaque fuis que l’on porte une santé, des soldats entrent et tirent des coups de pistolet. Le festin dure des heures. Les boyards et les nains ivres-morts se roulent par terre.


Soudain, parce qu’un Suédois prisonnier refuse ses offres, le tsar est pris d’un accès de colère.


Il pâlit, sa joue se plisse, son bras remue convulsivement ; il s’élance sur un Zaporopue et, de son poing, le frappe au visage. Tous les assistans, y compris les gens ivres, commencent à trembler. « Approchez la femme. Déshabillez-la, crie quelqu’un. Aussitôt qu’il voit les membres d’une femme, il se calme. »


C’est dans une beuverie de ce genre qu’il a donné à Mazeppa le soufflet qui en a fait un allié de Charles XII. Dans une autre à laquelle assiste son dévot fils Alexis, il l’avertit qu’il est le maître de sa vie, « car, dit-il, ce que j’ai donné, je puis le reprendre. »

Si Charles XII dans les Carolins demeure un être complexe, la Suède est une héroïne toute pure. Peut-être son jeune roi lui a-t-il plu d’abord à cause des aventures qu’il lui promettait ; mais ensuite elle s’est attachée à lui plus profondément parce qu’il parlait de droit et de justice. L’idée qu’elle remplissait la tâche assignée par Dieu a été sa force. Tandis que l’armée poursuit en Pologne sa marche triomphante, dans les camps on n’entend ni cris, ni chansons à boire ; seuls les sons du hautbois et des trompettes s’élèvent dans la nuit. Quand arrivent les jours de la défaite, l’abnégation et l’esprit de devoir de ces soldats prennent un caractère religieux. Chez l’enseigne qui meurt gelé à la porte de son roi, il y a surtout du dévouement et de l’enthousiasme pour celui-ci ; mais le caporal Graaberg, qui donne à un blessé la dernière goutte d’eau qu’il a conservée, voit réellement le Seigneur conduire les Suédois et leur infliger des épreuves de plus en plus cruelles à mesure qu’ils se montrent plus fidèles à sa volonté. Pour lui Dieu lui-même a déchiré leurs habits, a mis des béquilles sous leurs aisselles, des jambes de bois sous leurs moignons, afin qu’ils deviennent des saints. Prisonniers, dispersés dans toute la Russie jusqu’en Sibérie, les uns enseignent les enfans, d’autres tannent des cuirs, font des résilles, des perruques de crin, des bijoux. Lewenhaupt, « le général March-March, » tient à Moscou