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Après les opérations des mois de juin, juillet, août et début de septembre menées de la carrière d’Haudromont à la Laufée, le sol était si bouleversé qu’il n’y restait plus trace des anciens travaux. Il fallait créer des boyaux, des abris pour les renforts, pour les postes de commandement et de secours, pour les batteries, pour les dépôts de munitions. Le mauvais temps qui fut, au commencement d’octobre, presque continu, le bombardement ennemi qui ne cessait jamais, obligeaient à reconstruire plusieurs fois abris et tranchées. Cependant, avec une obstination qui sut triompher de tous les obstacles, les travaux ont été achevés en temps voulu. A partir du 15 octobre, date primitivement fixée, nous pouvions aborder l’ennemi. Il ne restait plus qu’à guetter l’heure favorable pour la préparation d’artillerie.

C’est une manière de combattre qui ; de creuser la terre sous le feu, et il est juste d’associer à l’œuvre de la victoire ceux qui l’ont laborieusement préparée et ne la verront pas.

Les voici qui, à leur tour, viennent s’embarquer au Tourniquet. A les voir de loin qui grossissent le long du bois, sur la prairie ou sur la route, on ne peut songer à les comparer à de la fumée bleue au ras du sol. Bien plutôt on croirait de la terre en marche. Sont-ce des hommes ou des blocs de boue ? Du casque aux godasses, c’est la même teinte uniforme, cette argile brune de Verdun dont tout soldat qui a passé là reconnaît la couleur et l’odeur, et qu’il ne saurait plus confondre avec celle d’Artois ou de Champagne. Elle recouvre les capotes, les culottes, les molletières, les ceinturons et les courroies, les bidons et les musettes, jusqu’aux fusils, jusqu’aux visages. Dans ces visages barbus ou mal rasés, hâves, creusés et bronzés, les yeux brillent de fierté et d’espoir. Fierté de la besogne faite, espoir du repos gagné. Les corps se courbent sous le sac, les mains s’appuient sur des bâtons, les pieds traînent. Le poids que ces épaules portent peut bien les faire plier : c’est un faix de vingt jours de peine au moins. Le retard de l’attaque a prolongé le dur labeur. Ils sont à l’extrémité des forces humaines, cette extrémité qui n’était peut-être connue de personne avant la bataille de Verdun. De bons cantonnemens les attendent. Demain, déjà, lavés, brossés, ayant dormi leur saoul, ayant mangé sans marmites, ils seront tout autres. Mais leur défilé, aujourd’hui, est glorieux et douloureux ensemble. C’est la marche lente des boueux.