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il y conduit. Perdre Vaux, c’est renoncer à Souville. Pour le reprendre, sommes-nous à distance d’assaut ? Le chemin à parcourir est long et épuisant : rien que des trous pleins d’eau croupie, une boue qui colle aux jambes, où l’on risque de s’enlizer, un chaos sans nom. Les retranchemens sont nombreux et redoutables : l’artillerie ne peut les avoir tous détruits. L’ennemi a dû pousser ses réserves, appeler ses renforts. Il a sept divisions groupées dans le secteur. L’entreprise n’est-elle pas bien audacieuse, au-dessus de nos forces ? L’Allemagne a rempli le monde de ses victoires de Douaumont et de Vaux : pour les célébrer, elle a embouché la trompette héroïque, elle a mobilisé toutes les puissances de sa presse et de ses agences. Comment imaginer que d’un seul coup nous jetions à bas tout cet échafaudage laborieusement construit pièce à pièce en huit mois ? Et voici que les doutes reviennent, que l’inquiétude étreint le cerveau et le cœur. Pourquoi, derrière ces toiles de tente, délibèrent-ils si longtemps ?

A défaut des paroles non entendues, il y a les visages qui parlent, et voici les trois chefs. Les visages sont tendus, mais visiblement satisfaits. Ils disent la gravité de la décision prise et l’absolue confiance dans le résultat. Le général Pétain a son air des grands jours : le teint pâle, le clignement des paupières sur les yeux qui indiquent chez lui la préoccupation, mais aussi ce rayonnement du regard, cette majesté de la tête redressée qui impliquent et communiquent la certitude. Le profil régulier et pur du général Nivelle semblerait s’immobiliser comme si le métal de la médaille ou le marbre de la statue le figeait, tant il est calme et respire la paix et l’harmonie, si le mouvement des lèvres, — ce mouvement qu’on prête au sage avant de parler, — ne trahissait, non le doute, mais l’importance de la détermination. Le général Mangin a les pommettes un peu colorées, mais les yeux rient et la bouche est joyeuse : le sanglier a reniflé l’odeur du gibier, il le tient...

J’apprends que rien n’est changé aux ordres : l’heure même est fixée. Cependant le temps est redevenu incertain. Le soir a tiré des brumes sur tout l’horizon. Du fort voisin où je suis remonté je n’ai pu voir ni la ville, ni le fleuve, ni les collines. Les éclairs intermittens des batteries déchirent seuls le paysage de ouate violette, et là-haut ce grand feu qui ne repose sur