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des 10 et 11 septembre 1914 où l’immortelle manœuvre de la Marne aboutissait à la retraite de l’armée allemande.


J’ai traversé Verdun livide et morose au petit jour. Le sentier que j’ai suivi pour atteindre, puis dépasser la caserne Marceau était obstrué par des chevaux morts. Dans la cour intérieure de cette caserne qui n’est plus que décombres, une mare de sang : un attelage et ses conducteurs viennent d’être tués ; des brancardiers emportent un blessé la tête recouverte, « voilé devant la mort comme une femme arabe devant l’amour, » me dit mon compagnon qui a vécu en Orient. De là je monte directement à Souville sans prendre le boyau trop boueux. Et je suis surpris de la disproportion entre le tir de notre artillerie et celui de l’ennemi. Nos batteries ne s’arrêtent pas de cracher le feu, tandis que ce chemin de Souville que j’ai connu si marmite est presque de tout repos. La nature est malade, ce ne sont que bois brisés, défoncemens du sol, entonnoirs pleins d’eau, mais on y circule presque tranquillement. Mes derniers souvenirs étaient plus tragiques. Le sommet de la colline offre un spectacle qui dépasse l’imagination : labouré comme si d’invisibles charrues l’avaient retourné, tantôt troué de gouffres et d’abîmes et tantôt redressé en amas de terre, il ressemble à une mer furieuse chargée d’épaves, charriant des cadavres.

La cuvette de Verdun était recouverte de brouillard. J’avais cru percer cette brume en montant : elle m’enveloppe et occupe le plateau de Souville. D’elle rien n’émerge. Elle noie les fonds et les coteaux pareillement. Il n’y a plus de paysage éloigné. Mais elle semble donner de la distance aux objets rapprochés. Un tronc d’arbre mutilé, un entonnoir, une baraque démolie, prennent une importance inattendue. Elle ajoute une sorte d’immensité désolée à l’horreur des lieux dont elle-même, pourtant, impose les limites.

La voûte arrondie de la tourelle nous fait signe. Nous nous engouffrons sans hâte dans l’ouverture. Sans hâte, quand il fallait en juin y entrer ou bien en sortir en courant. Les Boches sont-ils terrorisés ou intoxiqués pour riposter si mal à notre feu d’enfer ? La rampe du couloir d’accès est encombrée : des corvées descendent des piles de pains, font rouler des tonneaux