Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 39.djvu/285

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avec précaution. On met en sûreté le précieux ravitaillement. J’arrive aux salles du bas : des coureurs sont rassemblés autour d’une lampe dont la lumière sous l’abat-jour fait apparaître les visages dans un clair-obscur à la Rembrandt ; naturellement, ils jouent aux cartes en attendant les ordres. Dans la salle du fond, je trouve le général Passaga donnant des instructions à des officiers de liaison. Souville est son poste de commandement. Le temps ne lui cause pas d’inquiétude. Le sort en est jeté : il faut courir la chance. Mais, grave et goguenard ensemble, il ne doute point que cette chance ne soit favorable.

Je ressors pour guetter des éclaircies. Le brouillard paraît encore s’épaissir. A dix heures, au moment de casser une croûte, — afin d’être débarrassés de tout souci matériel à l’heure fixée pour l’attaque, — une mauvaise nouvelle nous parvient : le général Ancelin, qui commande l’une des deux brigades de la division, vient d’être blessé gravement comme il rentrait d’une dernière inspection à son poste de commandement de Fleury. Seconde communication téléphonique : il est mort. Dès la première, le choix de son remplaçant est arrêté. — Je passe le commandement au colonel Hutin, ordonne le divisionnaire.

Le colonel Hutin est revenu récemment du Cameroun ; il a été l’un des conquérans de la colonie allemande.

— Pauvre général Ancelin ! ajoute le général Passaga en se retournant vers nous. Il est triste pour un chef de disparaître au moment de l’action. Il eût bien conduit sa brigade. Nous le regretterons demain. Aujourd’hui, soyons tout à notre affaire.

C’est la courte et belle oraison funèbre d’un soldat par un soldat.

L’heure approche. Le général veut se rendre compte par lui-même de l’état des lieux et du temps. Nous gagnons l’observatoire. Seule de toutes les hauteurs qui entourent Verdun, la colline de Souville, on le sait, atteint l’altitude de Douaumont. Entre les deux rivaux émerge la côte de Fleury qui rejoint, comme le bras d’une croix, la côte de Froideterre dont les pentes montent jusqu’au fort de Douaumont qui occupe la crête, en forme de dentelures ou de créneaux. Des ravins se creusent entre la charpente de cette croix allongée. Ce paysage de ravins et de collines qui domine le fort, je l’ai tant regardé auparavant, qu’il me sort des yeux, et mes yeux le cherchent en vain devant moi. Au bout du terrain bouleversé qui descend, je n’aperçois