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qu’un arbre déchiqueté qui se dresse péniblement dans la brume et qui ressemble à un calvaire.

Cependant, ce brouillard n’est pas inerte. Il est comme remué, travaillé par le passage incessant et invisible des obus. Leur sifflement est si continu que, malgré soi, on lève la tête pour les chercher en l’air où ils devraient former une voûte d’acier. Notre artillerie écrase les positions ennemies repérées les jours précédens. Et je me souviens de ces journées angoissantes de la fin de février où le vol des obus venait s’abattre sur nous. J’éprouve l’impression inverse, j’ai la sensation de notre supériorité nettement affirmée. Les six ou sept cents voix de nos canons font un chœur prodigieux, s’assemblent en une clameur sauvage, et je cherche à décomposer leur orchestration : cris secs et stridens des 75, basses profondes des 155 et des gros obusiers, plaintes déchirantes des pièces de marine, aboiemens des crapouillots. C’est comme le prélude du Crépuscule des Dieux ou comme un psaume sur les abîmes de la terre qui s’entr’ouvrent.

Attaquera-t-on malgré cette ombre ? Ne sont-ce pas des conditions désastreuses pour le tir qui doit accompagner la marche en avant ? Au contraire, le brouillard ajoutera-t-il à l’attaque un effet de surprise ? Je consulte ma montre, l’heure approche, et dans cette attente on se sent gagné par l’inquiétude de la partie remise, de l’espérance ajournée. L’opération a été minutieusement réglée, les troupes sont prêtes. Mais je sais l’audace de l’entreprise : trois divisions, appuyées il est vrai, mais chargées d’en déloger sept de leurs positions formidablement organisées. Entreprise hardie, mais proportionnée comme un chef-d’œuvre et qui devait se réaliser si exactement qu’une fois exécutée elle parut toute simple.

Sur l’invisible terrain que je connais bien, je dispose de mémoire les trois divisions d’attaque : des carrières d’Haudromont sur ma gauche jusqu’au fort de Douaumont en face de moi, la division Guyot de Salins avec ses régimens de zouaves et de tirailleurs, tous déjà cités, et le fameux régiment colonial du Maroc qui a repris le village de Fleury le 17 août ; à droite, entre Douaumont et le ravin de la Fausse-Côte, les fantassins et les chasseurs à pied de la division Passaga ; plus à droite, dans le secteur de Vaux-Chapitre, les régimens de la division de Lardemelle. Je les imagine, et je ne vois pas à 50 mètres devant moi.