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ma capote à porter. A peine sommes-nous partis qu’un obus nous couvre de boue. Nous sommes indemnes, mais il s’est couché de tout son long sur ma capote que je reprends, non sans irritation, toute maculée. Il est fort penaud et bredouille des excuses, mais se colle au sol dès qu’il entend un projectile.

Je retraverse le chaos de Souville. Entre les nuages, le ciel couchant se découvre, un ciel tragique, jaune, sulfureux, enflammé. Des rayons obliques viennent atteindre les flaques où ils se reflètent ; le cours de la Meuse étincelle, et par contraste Froideterre fait une grande ombre noire. Voici qu’une multitude de nos avions, maintenant, s’emparent des airs. Ils dépassent Douaumont, ils disparaissent vers les Chambrettes ou vers Hardaumont.

Autant la montée à Souville a été facile, autant la descente en est pénible. L’ennemi veut se venger de son silence de la matinée. Il arrose copieusement les pentes et les ravins. Je dois m’arrêter devant les barrages avec mon Boche, attendre en sa compagnie le bon plaisir de ses compatriotes. Mais il les maudit plus que moi. Il a ses raisons. La journée est si bonne que l’attente ne me cause nulle mauvaise humeur. Enfin je le laisse à Marceau et j’arrive seul à Verdun quand la nuit est tout à fait venue. Verdun n’est pas épargnée. Le bombardement fait rage sur le faubourg que je traverse. Cependant une équipe de territoriaux s’apprête à partir, comme chaque soir, en corvée de ravitaillement.

Qu’est-ce que ce bruit de pas et ces ombres qui s’avancent ? Un régiment relevé ? Aucune relève ne devait avoir lieu cette nuit. C’est le troupeau en ordre des prisonniers. Il y en a plus d’une brigade. Déjà cinq mille, m’assure un sous-officier de l’escorte, et il en descend d’autres. Une colonne de cinq mille prisonniers, je n’avais pas encore vu ce spectacle un soir d’attaque. Même la nuit, c’est une vision inoubliable, La lumière d’une fusée lointaine, tout à coup, dévoile leurs uniformes verts, leurs casques ou leurs bonnets de police, leurs figures terreuses. Puis je ne vois plus que leur masse plaisante, leur défilé ininterrompu.

Partout où je passe, dans cette soirée mémorable, la joie rayonne. Quel peintre rendra le visage d’un général vainqueur, immédiatement après la victoire ?