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obligation de savoir-vivre ; mais il fut le seul : la façon dont M. de Talleyrand offrait « du bœuf » à ses invités est restée légendaire ; Cambacérès s’acquittait de ce devoir avec l’onction d’un gourmet émérite[1] ; Masséna avec une maladresse et un emportement tout militaires. Un jour, à son château de Rueil, il attaque un canard qui résiste ; il appelle son cuisinier pour le prendre à témoin de la dureté du rôti ; le maître-queux paraît, son bonnet de coton à la main ; le maréchal empoigne à pleines mains la volaille et la lui jette à la tête ; mais comme l’homme, voyant venir le projectile, a fait le plongeon, le canard va crever un tableau et ricoche sur un domestique qui s’écroule avec le panier de cristaux dont il est porteur. Masséna, jusque là maussade, montra une humeur charmante durant tout le reste du repas[2]

Louis XVIII, malgré la goutte, « taillait les viandes » avec une rare dextérité, en homme qui, dès sa jeunesse, « s’est exercé à porter la grâce jusque dans les moindres détails ; » à chaque service « il offrait à la ronde du plat qui se trouvait devant lui et trouvait là l’occasion de distribuer en même temps son coup d’œil aimable et quelques mots bienveillans[3]. » Mais c’est sur les gestes de Louis-Philippe faisant les honneurs de sa table que nous sommes le mieux renseignés. Toute la famille royale, tout le corps diplomatique dînent au Palais-Royal, en octobre 1830. Cinquante convives. L’un d’eux, le comte Rodolphe Apponyi, contemple la bonne figure de la maréchale Maison placée en face de lui. La maréchale lève les yeux au ciel, en disant : — « Que c’est beau de voir le Roi découper ! »

Le Roi, en effet, découpe une grosse poularde truffée ; il met à cette besogne une grâce « que peu de chefs de cuisine auraient pu atteindre, » et demande à chacun quel est son morceau de prédilection : — « Comte Rodolphe, désirez-vous une aile, une cuisse ou du blanc ? » Il faut répondre sans gaucherie et voici quelle est la formule employée par Apponyi, qui sait son monde : — « Si Votre Majesté veut bien m’honorer d’une aile, je m’empresserai de mettre mes remerciemens aux pieds de Votre Majesté. — Pour le comte Rodolphe Apponyi, » dit le

  1. Un hiver à Paris sous le Consulat, 222.
  2. . Mémoires du général Bigarré, 131.
  3. Mémoires de Beugnot, 1868, II, 289.