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régime, les paysans d’autrefois se jugeaient dignes de pitié, c’est donc que la France de ce temps-là jouissait d’une prospérité dont nous ne pouvons nous faire une idée. Si, au contraire ils se lamentaient sans raison, il nous faut considérer leurs doléances comme une mystification. Le dilemme me paraît inattaquable. Et croyez donc à l’ « histoire officielle. »

Il serait inadmissible, d’ailleurs, que tant de voyageurs qui parcoururent alors la France et tinrent journal de leurs impressions se fussent unanimement trompés sur l’état de richesse du pays ou qu’ils eussent été leurrés par de simples apparences. Ce qu’ils éprouvent peut se résumer en cette phrase du docteur Rigby : « Quel pays que celui-ci ! Quel sol fertile ! Que les habitans sont industrieux ! Quel charmant climat ! » Ils ne sont point rares ceux qui, après avoir traversé nos provinces, sont atteints du spleen, dès qu’ils ont repassé la frontière ; ils finiront leurs jours dans la mélancolie pour avoir quitté la France après l’avoir entrevue. L’opinion de ces étrangers est particulièrement intéressante parce qu’elle repose implicitement sur une comparaison : chez nous, on ne comparait l’état social des paysans qu’avec un idéal inaccessible, et qui sait si la plupart de nos déceptions ne sont pas venues de cette utopie ? Peut-être, en rêvant le mieux, a-t-on compromis le bien ; peut-être que tout ce que les hommes ont imaginé depuis cent trente ans pour rendre la vie meilleure et plus facile, en a, au contraire, compliqué les rouages et détraqué le mécanisme, naguère si parfaitement simple. On étonnerait fort nos contemporains, — et plus encore par ce temps de vie chère, — en mentionnant le prix des denrées à la fin de l’ancien régime. En ce qui concerne la seule alimentation, Yves Besnard note que, en Anjou, vers 1780, le saumon, la lamproie, — poissons rares, — valent dix sols la livre : le poisson de mer, qui vient de Caen, est également à bon marché ; pour 10 ou 15 sous on a une couple de poulets ; deux canards pour 18 sous : quant au beurre, on le paie 5 à 6 sols la livre ; la douzaine d’œufs se vend 3 sols. Ceci n’était point particulier à la région, car à l’autre extrémité de la France, on vivait largement à vil prix : Mme de Belbèze, en écrivant à son mari, le tient au courant des comptes de la maison : dans son hôtel de Toulouse, ayant cuisinier, fille de cuisine, valet de chambre et bonne d’enfans, on ne dépense pas