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prennent la galiote jusqu’à Sèvres et, de là, courent à pied à Versailles pour y voir les princes, la procession des cordons bleus, le parc, puis la ménagerie. On leur ouvre le grand appartement… Ils se pressent, à midi, dans la galerie pour contempler le Roi qui va à la messe, et la Reine, et Monsieur et Madame, et Monsieur Comte d’Artois, et Madame Comtesse d’Artois ; puis ils se disent l’un à l’autre : As-tu vu le Roi ? — Oui, il a ri. — C’est vrai, il a ri. — Il paraît content. — Dam ! c’est qu’il y a de quoi ! — Au grand couvert, ils remarquent que le Roi a mangé de bon appétit, que la Reine n’a bu qu’un verre d’eau… Voilà qui fournira à l’entretien pendant quinze jours, et les servantes allongeront le col pour mieux écouter ces nouvelles[1]. »


On compterait, de nos jours, en France, un nombre très considérable d’électeurs, et non des plus ignares, obstinément persuadés que, sans la Révolution, tout ce qui ne porte pas une particule passerait actuellement son temps à battre l’eau des étangs pour imposer silence aux grenouilles, afin que les nobles pussent reposer en paix. C’est ce qu’on a appelé l’argument ad bestiam. En temps de période électorale, il est décisif et triomphal. Jamais plus on ne convaincra notre pays que, — contrairement à ce que lui enseigne l’école, — sur la fin des « dix-huit siècles d’oppression, » — autre cliché d’un effet sûr, — paysans, nobles et bourgeois, grands seigneurs et « vilains, » vivaient dans une sorte de camaraderie, et que la division entre les diverses classes de la société était infiniment moins accentuée qu’aujourd’hui. Un exemple entre cent tout aussi probans : le duc de Croy a été convié à la noce de S. A. S. le prince de Condé : noce très gaie. Certain matin, après avoir dansé toute la nuit, les mariés et leurs intimes, — treize ou quatorze personnes, — s’empilent dans une tapissière, — on disait une « gondole » alors, — quittent le Palais-Bourbon à l’aube levante, font le tour par le Pont-Neuf et vont jusqu’à la place Vendôme réveiller un ami qui habite là et qu’on veut emmener à Vanves où on a résolu de passer la journée. La nouvelle épouse, — Charlotte-Godrefride-Elisabeth de Rohan-Soubise, — reste dans la voiture, tandis que ses compagnons secouent

  1. Tableau de Paris, 1782, IV, 250.