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fait signe à sa compagne, jette un regard sur sa voisine… C’est la Reine ! Le voilà aussitôt debout, saluant, s’excusant, exposant les motifs de son intrusion : et Marie-Antoinette insiste pour qu’il aille au plus vite chercher celle à qui est destinée la place si vaillamment conquise. Au moment où la dame, fort troublée, va s’asseoir, la Reine fait signe à un heiduque qui passe, lui ordonne de courir aux appartemens et d’en rapporter un coussin qu’elle dispose elle-même sur le banc, disant : « Ce marbre est trop froid pour vous en ce moment, madame ; votre état exige les plus grands soins… » Et la promeneuse enfin installée, la conversation, s’engage, aussi simple qu’entre campagnards qui prennent le frais devant leur porte[1].

Quelques années plus tard, le provincial revit la Reine, au théâtre, cette fois. Devenu auteur dramatique, il avait écrit un livret d’opéra-comique, Pierre le Grand, dont Grétry composa la musique. Marie-Antoinette assista à l’une des représentations, et voici ce que Bouilly raconte : dès qu’elle parut dans sa loge, tous les spectateurs, debout, acclamèrent ses trois révérences ; à peine assise, elle promena ses regards sur la salle et découvrit, dans une baignoire, la fille de Grétry, Antoinette, dont elle était la marraine. Alors, quittant son gant, la Reine déposa sur le bout de ses doigts un baiser qu’elle fit voler d’un souffle vers sa filleule. Cette infraction charmante à l’étiquette, ce gentil geste de grâce et de gaminerie, déchaîna une tempête de bravos, de pleurs, qui interrompit, durant près d’un quart d’heure, l’orchestre et les chanteurs[2].

Car ce qui plaisait le plus aux bons Parisiens, c’était de surprendre ces petites manifestations affectueuses qui les mêlaient à l’intimité de leurs souverains ; la persuasion que ceux-ci les prenaient, en quelque sorte, pour confidens et témoins de leurs sentimens, les flattait et les attendrissait jusqu’aux larmes. Au Bois de Boulogne, un jour, Marie-Antoinette, montée sur un cheval qu’elle menait « supérieurement, » rencontra le Roi qui, ayant renvoyé sa garde, se promenait suivi d’un important groupe de badauds. La Reine sauta à bas de sa monture : Louis XVI courut à elle et l’embrassa sur le front. La foule applaudit, très émue déjà. Alors le Roi appliqua un gros baiser sur chacune des joues roses de sa femme, et le

  1. J. N. Bouilly. Mes récapitulations, I, 191.
  2. Idem. I, 285.