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ne peut rester à l’écart) [1]. La Transylvanie, dans ce cas, ne doit pas être laissée aux Hongrois. Ce n’était pas sa politique spéciale, à lui, Bratiano : aucun personnage politique roumain ne pourrait retenir ses compatriotes si les Russes marchaient « contre Budapest. » Le ministre ne croyait pas que cela arrivât ; il croyait plutôt (et là il mentait) à la fin de la guerre en queue de poisson [2], sans changemens territoriaux. Il n’avait pas lu mes rapports à Votre Excellence, mais, suivant ses conjectures, j’avais écrit que lui, Bratiano, tenait un tout autre langage vis-à-vis de l’Entente. C’était exact. Il laissait espérer à l’Entente que la Roumanie prendrait les armes à ses côtés. Mais il le faisait pour des motifs intérieurs, pour empêcher la révolution (ici Bratiano mentait pour la seconde fois), et il ajournait sans cesse l’attaque pour nous laisser le temps d’améliorer notre situation militaire et refroidir ainsi l’ardeur guerrière des Roumains (ce troisième mensonge était absolument grotesque). Il voulait avoir les munitions qu’il avait déjà payées depuis longtemps, et, naturellement, il ne pourrait les recevoir que si l’Entente était bien disposée pour lui. Pour le moment, il ne songeait pas à la guerre, non à cause de ses moyens de défense, mais parce qu’il ne voulait nullement aggraver notre situation, sauf, — comme il l’avait dit, — si nos défaites étaient irréparables. (Cet aveu, qu’il voulait obtenir la Transylvanie sans guerre, cela, en allemand, s’appelle, non pas conquérir, mais voler : à la vérité, cet aveu ne nous apprenait rien de nouveau, mais n’en était pas moins intéressant à recueillir, venant de sa bouche.) De là, M. Bratiano s’épuisa en détails sur les difficultés de sa lutte pour la neutralité et voulut savoir si je m’en rendais bien compte.

J’entrai jusqu’à un certain point dans ses vues. M. Bratiano ne doit pas penser avoir perdu tout moyen de revenir à nous ; il doit croire que nous comptons encore sur lui comme sur une ancre assurée de la neutralité. Mais je lui répliquai naturellement qu’il était très difficile d’accepter sa manière de voir : son idée des « Russes aux portes de Budapest » me paraissait comique. Il ne verrait pas cela et la croyance à une défaite des Puissances centrales pourrait, par la suite, être fatale à la petite Roumanie. Je devais seulement l’avertir que le lion tenu déjà pour mort pourrait, d’un coup de patte, faire de la Roumanie une autre Serbie.

La conversation dura une heure et se termina de la façon la plus amicale, M. Bratiano s’efforçant même de prendre un ton sentimental et cordial.

De tout cela, je conclus : M. Bratiano (je mets de côté ses périphrases

  1. En français dans le texte.
  2. En français dans le texte.