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déborde des trottoirs sur la chaussée. Pas de cris : la plus ferme résolution sous le plus grand sang-froid. Quelle différence avec les foules exaltées et mystiques de 1905, vivant une légende, dans une atmosphère de mystère et d’apparat religieux ! Le peuple de 1917 est réaliste. Deux ans de guerre l’ont plus mûri qu’un siècle de tranquillité et de paix.

Je continue à longer la Perspective. Tout à coup, un jeune praportchik qui commande un détachement de Cosaques étend le bras d’un geste brusque et un son rauque sort de sa gorge. Les Cosaques obéissent à l’ordre, piquent des deux et chargent pour déblayer la chaussée. La foule s’écarte en courant, puis se reforme derrière le passage des chevaux et crie : » Hourrah ! » On s’étonne de la modération des Cosaques, d’ordinaire si farouches dans la répression. Leur charge exécutée, ils continuent tranquillement à longer la Perspective, au pas, le visage souriant et regardant avec satisfaction la foule qui les acclame. Un ouvrier s’approche d’un officier à cheval :

— Votre haute noblesse, rappelez-vous que nous sommes des affamés !...

Les vivres ont encore renchéri pendant ces deux jours de troubles : une petite mesure de pommes de terre qui valait 25 kopeks (0 fr. 60) avant la guerre, se vend aujourd’hui 5 roubles (10 francs) ! Impossible de trouver des œufs. Il y a des gens qui sont absolument sans pain !...


Samedi 25.

Les événemens s’aggravent. Les journaux ne paraissent plus. Les ponts de la Neva sont gardés par des patrouilles ; les divers quartiers de la ville ne communiquent plus entre eux. On oblige tous les tramways à s’arrêter ; la foule en a jeté un dans la Neva, d’ailleurs encore recouverte d’une épaisse couche de glace. Des troubles sanglans ont eu lieu dans les quartiers populeux de la ville : à Pétrogradskaïa-Stérana et à Vassiliewsky-Ostrow. Dans ce dernier, un praportchik a pénétré dans une usine dont les ouvriers avaient décrété « la grève italienne » (les bras croisés devant les machines) et a commandé une salve. Ses soldats se sont refusés à lui obéir. Alors, l’officier a tiré trois coups de revolver qui ont fait trois victimes : deux femmes et un ouvrier. La foule voulut le lyncher, mais il réussit à lui échapper... Un fait analogue s’est produit à la fabrique de