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tabac, à Laferme. Il n’y a eu qu’une victime, mais les ouvriers ont exposé le mort dans la cour de l’usine et invité la foule à défiler devant lui. La surexcitation augmente : des magasins ont été pillés et saccagés. Un de nos amis raconte qu’il a assisté au pillage d’une petite boutique juive. Tandis que la foule se ruait à l’intérieur, un soldat passait, indifférent. Soudain, il avise des casquettes d’uniforme qui avaient encore échappé à la convoitise des pillards. Il s’arrête, quitte la sienne, en essaie tranquillement une autre, puis, comme elle s’adapte parfaitement à son crâne, il jette sa vieille casquette dans la boutique et repart de son même pas tranquille et indifférent !... En pleine Perspective Litieny, un gamin de quatorze ans offrait aux passans, pour un rouble les six douzaines, des boutons de nacre, produit de son vol. Insignifians en eux-mêmes, ces menus faits prouvent que déjà le moral du peuple s’oblitère : on ne distingue plus le « tien » du « mien, » le vol s’étale sans crainte de la punition ; demain, peut-être, tous les instincts vont se déchaîner.

Chaque heure nous rapproche de l’inévitable : l’armée commence à prendre parti pour le peuple. Il n’y a plus que les gendarmes et la police dont le loyalisme soit assuré.

Pas un cri contre la guerre, ni contre l’Empereur. On peut encore espérer que le ministère seul et les germanophiles subiront le contre-coup de la situation qu’ils ont créée.


Dimanche 26.

Tous les ministres, sauf Protopopoff, ont donné leur démission. La Russie est sans gouvernement ! Pourquoi n’avertit-on pas l’Empereur de ce qui se passe ? Une Constitution mieux garantie que celle de 1905, un Cabinet Milioukoff avec un ministère responsable suffiraient encore à calmer le peuple. Demain, sans doute, il sera trop tard.

Enfin !... Le téléphone nous apporte la nouvelle que M. Rodzianko, président de la Douma, vient d’adresser un télégramme au Tsar, actuellement à l’État-major général de l’armée, à Mohilef. En voici la teneur :


« La situation est grave. L’anarchie règne dans la capitale. Le gouvernement est paralysé. Désordre complet dans les transports, le ravitaillement et le chauffage. Le mécontentement général s’accroît. Tir désordonné dans les rues. Des troupes