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La Perspective Lermontowskaïa est prise entre deux feux !

Nuit horrible. Le 2e Équipage de la Baltique résiste ; les révolutionnaires y ont amené les autos blindés. Le tir est tout proche et incessant. On tire dans la rue des coups de feu isolés.

A deux heures du matin, nous sommes encore debout, allant du petit salon où nous sommes réfugiés et qui donne sur la cour, aux fenêtres de la salle à manger ou du grand salon qui prennent vue sur la Perspective. La mère de mon amie, Mme de la Croix, veuve d’un consul de France en Russie, qui a déjà vu trois révolutions, prie à genoux et récite son chapelet. Bébé, — que par tendresse nous appelons Beboussy, — -et qui a cinq ans, dort comme un ange dans son petit lit. De crainte qu’une balle égarée ne pénétrât à travers les vitres, on l’a abrité derrière une grande armoire pleine de linge et de vêtemens.

Il est près de trois heures du matin lorsque nous regagnons nos chambres pour y prendre un repos anxieux que les coups de feu entrecoupent de brusques réveils.


Mardi 28.

Lever matinal. Nous avons le visage pâle, les traits tirés. Nos âmes sont brisées d’émotions et nos corps de fatigue. A peine si l’on goûte au déjeuner auquel on s’attarde si agréablement d’habitude.

La rue est pleine de soldats et de matelots portant le fusil avec la baïonnette au canon.

Des attroupemens se forment sur le seuil des portes. Au premier coup de feu, hommes, femmes et enfans s’engouffrent sous les porches, se ruent sur les portails, se précipitent au fond des cours !

Malgré le froid qui recommence à sévir, les sœurs de charité d’un hôpital de la ville, situé juste en face de nous, stationnent en voile blanc devant leur porte, sous un drapeau de la Croix-Rouge dont la couleur, jadis blanche, accuse non pas vingt-neuf mois, mais vingt-neuf ans de guerre !... Elles ont l’air d’assister à une fête ou, mieux encore, de jouer à « coucou ! » ou à « cache-cache. » A chaque coup de fusil ou de revolver elles s’égaillent en riant, le voile flottant, puis réapparaissent. Elles attendent les autos révolutionnaires, leur font des signes au passage, et les voici qui se tassent dans l’un d’eux