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Le dernier acte appartient à la nouvelle mariée. M. Hamelin est mort dans l’intervalle. Il n’était pas vieux ; il n’avait que quarante-neuf ans ; mais c’est un mauvais âge pour les pères : les pères meurent beaucoup à quarante-neuf ans. Il y a de cela six mois : alors, vous comprenez, Suzanne ne peut pas donner un grand dîner. Non. Un dîner intime, quatre couples seulement, élégant, brillant, mais intime, ainsi qu’il convient quand on vient de perdre son père il y a six mois. Nous apprenons, au gré du papotage de Suzanne avec une de ses invitées, qu’elle est très bien pour sa mère : elle va la voir, tous les jours, quand elle n’a pas d’empêchement, entre deux courses, entre deux visites, entre deux essayages, comme elle peut, si elle peut. Et voici, elle-même, la pauvre veuve. Il se trouve que ce soir est pour elle un triste anniversaire : ce sont ses noces d’argent. Alors la pensée lui est venue de se réfugier chez sa fille, de lui demander asile, pour ce soir-là, afin de ne pas rester sans protection contre la solitude et le chagrin. Et, bien sûr, sa fille ne la renvoie pas, sa fille ne la met pas à la porte, elle ne peut pas se plaindre d’avoir été mise à la porte par sa fille : c’est d’elle-même qu’elle s’en va, s’étant rendu compte que sa place n’est pas au milieu de cette jeunesse, et que sa robe de deuil jurerait dans ce décor de fête. A chacun ce qui lui revient. Elle est la mère : son lot est l’abandon... Ayez donc des enfans !

Tel est le bilan de cette bonne famille française. Le fils : un propre à rien et un fêtard. Il est cela et n’est que cela. Rien chez lui à quoi on puisse se raccrocher. Pas un sentiment avouable, pas un scrupule, pas un mouvement généreux, pas une cassure, pas une défaillance, pas un démenti. Il est complet en son genre, il est la perfection du type, il est plus beau que nature. La fille : l’ingratitude en robe de la bonne faiseuse. Elle sait que son père l’adore : quand elle évoquera les derniers momens de ce père et le dernier adieu si touchant qu’il a adressé aux siens, ce sera un soir de réception, entre deux ordres donnés à la cuisinière et sans soupçonner l’inconvenance d’une telle évocation dans un tel cadre. Elle sait ce que souffrent ses parens par l’inconduite de son frère : elle ne cherche ni à les consoler, ni, comme il arrive, à chapitrer le camarade de son enfance. Elle sait quel effondrement a été pour sa mère ce veuvage subit et prématuré : chaque visite qu’elle fait à l’abandonnée est une corvée, dont elle s’acquitte sans dissimuler que c’est pour elle une épouvantable corvée. Ainsi chez les deux enfans et sous deux formes différentes l’égoïsme, le même égoïsme, un égoïsme foncier, et tout n’est qu’égoïsme.