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Après la reprise de la Mégère apprivoisée, à la Comédie-Française, voici que la « Société Shakspeare, » pour le 301e anniversaire du poète, vient de remettre à la scène le Marchand de Venise. Les quelques représentations du Théâtre-Antoine ont obtenu le plus vif succès. Acclamer le génie du grand Will, n’est-ce pas encore une façon de rendre hommage à nos alliés anglais ? Nous avions eu déjà une Société, organisée par mon pauvre camarade de collège, Camille de Sainte-Croix, pour l’entretien du culte de Shakspeare en France. Elle avait fait de bonne besogne. Souhaitons à celle-ci d’avoir même bonne volonté et meilleure fortune.

La traduction de M. Lucien Népoty m’a paru habile et souple. Toutefois, il semble que le traducteur ait pris avec l’œuvre de Shakspeare des libertés un peu vives, notamment en faisant, au dernier acte, réapparaître Shylock qui vient lui-même, la mort dans l’âme, remettre à Jessica l’acte de donation qui lui transfère tous ses biens. Je ne suis pas sûr non plus que le Shylock de M. Gémier soit toujours celui de Shakspeare : il reste que sa création, très pittoresque et très personnelle, est d’un véritable artiste et lui fait honneur. Il a trouvé, dans la scène du jugement, des ricanemens de joie sauvage d’un grand effet. Mme Andrée Mégard est spirituelle et gracieuse dans le rôle à transformations de Portia. Et M. Vallée fait montre d’une sobre et fine drôlerie dans le rôle du bouffon.

La mise en scène est fort curieuse. Un escalier qui aboutit à la rampe relie la scène à la salle et permet aux acteurs de faire leurs entrées par tous les côtés. Ils surgissent au milieu des spectateurs de l’orchestre, entre-croisent leurs répliques avant que d’être en scène. D’autres gradins, sur le plateau même, ont été très heureusement utilisés pour les groupemens de personnages. Citons entre autres la scène de l’enlèvement de Jessica, dans le va-et-vient et la rumeur joyeuse d’une troupe de bal masqué. Ce tableau très bien réglé laisse aux yeux l’impression d’une toile de maître, où la bigarrure des costumes sous la lueur vacillante des torches harmonise heureusement ses nuances aux tons chauds du ciel vénitien.


RENE DOUMIC.