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de l’indépendance individuelle s’évanouit ; on se rend compte qu’un peuple est un Tout, sentant et agissant comme tout ; et le petit moi personnel disparaît, absorbé dans le grand moi historique de la nation. »

Il ne suffit pas de taxer d’absurdité cette métaphysique suivant laquelle un Tout est d’autant plus réel et puissant que ses parties sont plus annihilées, pour avoir raison de la force qu’elle suscite. Il faut contre cette force en dresser une plus puissante, de même qu’à l’artillerie ennemie on s’efforce d’opposer une artillerie supérieure. Mais la liberté, pour qui se battent les alliés, permet-elle à ses champions de lutter de coordination, de cohésion, d’abnégation, d’unité, avec leurs adversaires ?

Il n’est pas douteux que, quand il s’agit de masses d’hommes considérables, l’identité de vues, d’objet et de direction, l’exacte répartition du travail, l’utilisation systématique des forces, ainsi que l’élimination des influences antagonistes, ne soient singulièrement plus faciles à réaliser, si l’on part de l’unité elle-même, de l’existence actuelle d’un pouvoir absolu et intangible, que si l’on cherche son point d’appui dans des élémens divers, plus ou moins indépendans, considérés, chacun, comme maître de ses destinées. Dans le premier cas, le problème est, en quelque sorte, mécanique : c’est quelque chose comme l’organisation d’un système astronomique sous l’action d’un astre central. Dans le second cas, le problème est moral : il s’agit de persuader des volontés.

Or, la question est précisément de savoir si nous laisserons dire, si l’issue de cette guerre prouvera que, là où il est nécessaire de s’unifier et de combattre, la liberté se trouve dans une condition d’infériorité irrémédiable.

Sans doute, la liberté, chez les individus et dans les nations, n’a que trop de penchant vers l’égoïsme et vers l’anarchie ; on doit reconnaître, toutefois, qu’il ne lui est pas moins possible de se conformer à la loi et au devoir que de s’y soustraire, d’obéir que de se révolter, de vouloir le bien et l’utile que de se vouloir simplement elle-même. Descartes professait que la perfection de la volonté libre est de s’incliner devant la vérité. Quelle diminution réelle de notre liberté pourrions-nous bien subir, en observant attentivement la puissance d’action que donne à nos adversaires l’organisation dont ils se targuent, et en nous