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inviter, roulait de noirs sourcils comme Zeus irrité et proférait des anathèmes incompréhensibles. J’ai quelques raisons de penser que le récent débarquement des Serbes et la sévérité des consignes britanniques excitaient la fureur de ce militaire. II regardait, sans aucune sympathie, l’immensité des camps franco-anglais étendue sur la plaine chauve et le fourmillement des soldats en khaki.

Après quelques incidens et accidens, nous parvînmes au lieu de la fête. C’était dans un col assez élevé, entre deux belles montagnes, en pleins retranchemens anglais, des tranchées, des abris, des remparts en sacs de terre ; et, formant un bigarre contraste avec ces aspects un peu farouches, un coin de paysage tout pacifique, vert et frais, un petit morceau de Tempe ou d’Olympie : trois platanes, pas davantage, mais quels platanes ! et comment ont-ils survécu à des siècles de régime turc ? Le musulman, ennemi des arbres, a respecté ces beaux troncs qui, sous les grands gestes immobiles des branches, sous la chevelure ombreuse des feuilles, se dressent, robustes comme des corps de héros. Il semble que l’on voie le gonflement des muscles, la vie de la chair sous le rude épidémie de l’écorce. Les dieux sylvains, qui animent ces nobles formes végétales, sont assurément des dieux virils, et non pas de blanches hamadryades. S’il est ici une nymphe, elle s’est enfuie avec l’eau du ruisseau, effrayée par les barbares cimmériens qui ont édifié, en guise de sanctuaire, une canteen fort bien pourvue, et qui se tiennent sur le seuil, vêtus de vareuses brunes et de gilets rayés, la pipe à la bouche. Ces barbares, il faut le dire, ne gâtent point le décor. Ils ont fait alliance avec les Crétois qu’ils traitent aujourd’hui en camarades. Au bord du ruisseau, la table rustique est dressée. Un sergent prend avec ses doigts, dans une bassine, les parts de viande qu’il distribue, et l’odeur de l’agneau rôti, agréable aux dieux, n’est pas moins agréable aux hommes. Les gendarmes, soldats d’élite, beaux garçons sveltes, larges d’épaules, étroits de hanches, portent avec dignité leur costume national : la culotte noire, plissée fin, dont le fond trop large et trop long tombe en forme de poche carrée, les bas tricotés aux vives couleurs, aux dessins en losanges, la ceinture violacée, le gilet écarlate, sous la veste noire. Auprès des Ecossais Fouges et blonds, qui les dominent par leur haute stature, ces Crétois semblent vraiment les fils