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des chevaux ; et, par momens, tous les danseurs se plaçant de profil, dans le même sens, avec la même attitude, rappellent les personnages qui décorent les frises de marbre sculpté ou le liane rouge et noir des vases.

Le coryphée, saisi d’enthousiasme, chante :


Il n’y a pas de plus belle danse au monde,
Que la pyrrhis crétoise !


Pendant ce temps, des soldats ont apporté un agneau tout embroché, rissolé, odorant et ruisselant de graisse. On le partage de la manière la plus simple, — comme faisaient les convives dans les festins homériques, — et les portions qui nous sont destinées sont mises sur un plat. J’en goûterais volontiers, mais l’heure me presse. Il me faut renoncer à l’agneau rôti, aux poissons frits, aux olives noires, au ïaimak, aux gâteaux, à toutes ces bonnes choses qu’une aimable compagnie rend meilleures. Il me faut renoncer à l’ombre des platanes, à la fraîcheur des eaux, à la flûte, à la lyre, aux vingt et une danses crétoises que je n’ai pas vues, que je ne verrai sans doute jamais ; il me faut remonter dans l’automobile chaud comme un four et m’en aller vers Salonique, sous le soleil de midi, dans l’épouvantable poussière...


Chemin faisant, je m’avisai que je n’avais pas écrit ma conférence, que j’avais invité six personnes à déjeuner, que j’étais couverte de poussière et qu’à trois heures précises, un grave auditoire m’attendrait à l’Hôpital français. La moindre « panne, » le moindre retard, et c’était, pour moi, une catastrophe ! Je « perdrais la face, » inévitablement ! Inquiète, j’écoutais d’une oreille le lieutenant T... qui me racontait la gloire de sa famille :

— Une des plus anciennes de Crète, madame, et qui, depuis trois siècles, a compté de grands chefs parmi ses membres, une famille qui était presque anéantie, il y a trente ans, par les luttes contre les Turcs... Alors, les femmes jurèrent de la reconstituer, pour que l’influence ne se perdit pas au bénéfice d’autres familles rivales...

— Et que firent-elles, lieutenant ?

— Elles firent des enfans, madame, beaucoup, beaucoup d’enfans ! Ma propre mère, mariée à douze ans, mourut de fatigue,