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Et nous tombons d’accord qu’il faut bien savoir où finit la robe pour savoir où commence le péché.


En quittant l’hôpital des Écossaises, je suis allée au camp d’aviation où l’on a transporté les débris du zeppelin. Chaque jour, des bateaux amènent de nouveaux fragmens qui permettront de reconstituer le dirigeable.

L’immense cadavre disloqué et dépecé gît au bord de la rue, dans un enclos gardé par des sentinelles. C’est un enchevêtrement inouï de pièces métalliques semblables à des colonnes vertébrales, une vague ébauche de dragon avec son ossature compliquée et sa tête conique écrasée sur le sol. Les réservoirs et les pales d’hélice sont dans un hangar voisin. Tout cela déconcerte la pensée par l’imprévu des formes presque animales et l’énormité des proportions. Je me rappelle les galeries du Muséum où sont les squelettes des monstres préhistoriques. L’évolution des espèces a fait disparaître ces géans. N’est-il pas étrange que la science nous en rende la vision qui peuple le ciel et la mer de créatures minérales, cent fois plus terribles que le mégathérium et le plésiosaure, et qui semblent sorties du rêve d’un Rosny ou d’un Wells ?

Le terne aluminium se colore d’un reflet rose et fugace. Je cesse bientôt de le regarder, car la magnificence du soir se déploie en symphonie de couleurs, sur la baie qui se creuse à notre droite. Ln air bleuâtre baigne le blanc et le gris des maisons étagées, au loin, très loin, les petits bâtons de craie des minarets, les petites touffes sombres des jardins, et la muraille fauve et crénelée qui monte, presque verticalement, jusqu’à la citadelle. Entre la ville et le camp d’aviation, le faubourg des Campagnes s’allonge et s’amincit, et sur les ondulations qui relient la colline de Salonique aux contreforts violets du Hortiach, les cimetières turcs éparpillent leurs cailloux blancs dans la broussaille fauve.

A notre gauche, le cap brumeux s’effile. L’Olympe n’est qu’une crête lumineuse, un linéament de neige qui ne cerne aucune masse et parait suspendu, sans épaisseur, au-dessus du golfe.

Les nuances les plus délicates se jouent sur le ciel et sur les eaux qui continuent le ciel ; l’irisation des perles grises, le rose charnel qui colore le cœur profond des roses-thé, le mauve frissonnant