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du Prince, et non pas de ses conseillers, l’œuvre de son intelligence et de son âme : « je l’ai affirmé alors à nos amis et je l’affirme de nouveau, » dit le précepteur, qui a vu les brouillons et qui a vu se développer, s’épanouir cette âme et cette intelligence. Le Prince commença de parler : » sa voix porterait-elle ? la mémoire ne lui ferait-elle pas défaut ? irait-il jusqu’au bout sans défaillance ?... » Il parle de Napoléon III ; et l’on crie : « Vive l’Empereur ! » C’est un hommage au défunt. Puis il parle du plébiscite : « C’est le salut, dit-il, et c’est le droit ! » Ces mots, il les prononce avec une « vigueur d’affirmation » qui marque bien son énergie et sa foi. Et l’on crie encore : « Vive l’Empereur ! » Cette fois, le cri s’adresse à l’enfant qui parle. Enfin, le Prince quitta l’école militaire de Woolwich. On décida qu’il n’avait plus besoin d’un précepteur : Augustin Filon se retira.

C’est la vie du Prince, que j’ai l’air de raconter. Mais, pendant sept ans et demi, la vie du maître et celle de l’élève se confondent. Plus exactement, la vie du maître est consacrée, soumise à l’autre, en apparence effacée par l’autre, sans cesse occupée de l’autre : ainsi le bon artisan n’existe que dans son ouvrage. Augustin Filon retourna en France. Il y séjourna un peu de temps, et puis sentit que les événemens avaient changé en définitive son sort et toutes ses conditions d’avenir. La fidélité l’avait conduit en Angleterre et l’y avait retenu. Ce qui bientôt l’y rappela, ce fut une fidélité différente, celle du chagrin. Dans la campagne anglaise, à quelque distance de Londres, il trouva son foyer, vécut très simplement ; c’est là qu’il est mort il y a peu de mois. Il a subi ses épreuves ; il a eu sa part de bonheur ; il a beaucoup travaillé ; il a usé son loisir, cherché le divertissement de l’esprit, méditant, s’efforçant d’être utile. Ce qu’il eut de plus gênant à endurer fut l’affaiblissement de sa vue et, lentement, la cécité. Il préparait une étude relative à la caricature anglaise et dut renoncer à sa besogne. Il ne la reprit que de longues années plus tard, quand il posséda ses nouvelles habitudes d’aveugle ou de presque aveugle et put, avec le secours de son entourage, avec les impressions que sa mémoire avait notées, compenser la tâche des yeux. C’est en 1879 que la maladie atteignit au point critique.

Au mois de juin, comme il venait d’être opéré sans qu’on sût encore s’il irait à la guérison, il était dans sa chambre, au lit, rue de Ponthieu. Des camelots, dehors, couraient et