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a besoin de réalité ; elle a besoin d’idées, et d’idées pures ou philosophiques, et d’idées incarnées ou politiques. Mais elle doit dominer sa matière, non la subir, et imposer à cette matière qui est à sa disposition l’esprit. Cela, c’est précisément l’art. Et Filon prétendait que l’art, en dépit de toutes considérations de doctrine ou d’école, fût sauvegardé. Il a été un artiste ingénieux, attentif, et laisse, en témoignage de son effort qui l’amusait, une œuvre charmante.


Son dernier livre est une vie du Prince Impérial, écrite avec un soin religieux, avec une simplicité exquise et avec une émotion discrète. Il avait rassemblé tous les documens possibles, et il possédait principalement ses souvenirs, nets comme au premier jour et consacrés par le temps. Il n’apparaît, dans ce récit, que pour dire : « Voici ce que j’ai vu autrefois, ce que j’ai entendu, ce que j’affirme... » Son rôle, je ne dis pas qu’il le diminue ; je n’en sais rien : mais le scrupule avec lequel il s’efface est d’une qualité qu’on ne veut point gâter par des éloges. Ce n’est pas fausse modestie, de sa part, et ce n’est rien de telle sorte, quand il se demande s’il a été parfaitement le précepteur qu’il fallait au jeune Prince : ne fut-il pas « trop de la cour, » trop mêlé à la vie politique et mondaine de la famille impériale ?... Mais le Prince, par tant « le mérites qui le rendaient bien digne de régner, prouve qui lui. le maître, avait accompli sa tâche sans faute ? Non, réplique-t-il, « cette louange, qui me serait douce, je ne puis l’accepter. Je n’ai pas formé le Prince. Personne n’a formé le Prince. Le Prince s’est formé tout seul... » Et, en effet, le livre montre comment cette âme, d’abord un peu lente, s’épanouit, fleurit d’elle-même... « Ai-je fait tout mon devoir, rien que mon devoir ? Un autre n’eût-il pas mieux fait ?... Trente-six ans ont passé et cette question, — la plus grave qui se soit jamais posée devant ma conscience, — revient encore l’agiter... » Une telle incertitude répondrait à la question qui la provoque, si les plus fines délicatesses du cœur et de la pensée ne se savaient plus précieuses que le calme.

Et la tristesse de ce livre est celle que Filon n’eût pas toléré d’éconduire : la tristesse d’une espérance où il ne voulait compter pour rien, d’une espérance qu’il préférait à lui-même, et d’une espérance morte.


ANDRÉ BEAUNIER.