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de tous ces problèmes comme de leur premier coup de fusil. Tout le reste n’est que littérature.

Parfois, cependant, une scène rapide, un paysage imprévu sollicitent les réflexions du genre shakspearien. Le présent, l’avenir, le passé se juxtaposent soudain par des rencontres qui étonnent même les soldats les plus ignorans. Dans les champs où florissaient jadis d’imposantes cités, près des ruines informes d’antiques capitales, des vestiges d’aqueduc amènent encore l’eau pure et fraîche détournée d’un vallon lointain. Elle tombe en cascades à travers les blocs de marbre d’un temple écroulé, rejaillit sur les débris de fûts corinthiens, étend un vernis de mousse sur les figures effacées d’une frise que sculpta peut-être un élève de Phidias, pour s’étaler dans des auges grossières, dans des troncs d’arbres creusés où viennent boire les troupeaux. Par centaines, les bœufs, les buffles, les moutons, se pressent autour de l’abreuvoir, sous la garde placide des enfans d’alentour. Des femmes venues de loin les écartent, remplissent leurs vases de terre rouge en forme d’amphores, et s’en vont doucement dans une harmonie de gestes et d’attitudes que les statuaires grecs ont fixée pour toujours. Elles rient, sans les comprendre, aux complimens égrillards des soldats blancs et des tirailleurs noirs qui s’échappent de la colonne, comme s’en échappaient les guerriers de la phalange ou de la légion, pour se désaltérer à cette fontaine. Du fond de l’Afrique, des contrées lointaines de l’Asie, des extrémités de l’Europe, les combattans de toute race et de toute couleur convergent aujourd’hui vers ce témoin des siècles engloutis ; ils frôlent ce chêne millénaire, rejeton vigoureux d’un arbre qui vit peut-être passer Alexandre ou César ; ils se confondent à ce carrefour des âges avec les descendans inconsciens des premiers fondateurs de notre patrimoine intellectuel. Antiquité vénérable, présent tumultueux, se projettent ainsi sur le même plan, rendent sensible l’éternité. Le temple écroulé n’est que le symbole des temps révolus ; l’eau qui le baigne est la vie qui persiste à travers tous les cataclysmes, les guerriers qui s’y abreuvent sont les peuples en marche vers un monde nouveau.

Mais les occasions de ratiociner sont de plus en plus rares quand on s’avance vers l’Ouest. Après Vodena, chère, dit-on, à Philippe de Macédoine, on se plonge dans une ambiance belliqueuse qu’attestent les soucis, la discrétion verbeuse, les yeux