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pas la tête quand il y a quarante tués d’un coup. Les hommes disparaissent ici comme si on les avalait ; ils sont mis en pièces, comme la viande qu’on coupe. Quand nous sommes dans les tranchées, on n’a pas le temps de frapper un coup pour une affaire personnelle. Quand nous sommes au repos dans les villages, on a tué tout son soûl. Deux hommes nous ont rejoints le mois dernier pour rechercher un de mes amis intimes avec qui ils avaient un compte personnel à régler. Ils étaient d’abord de grands ferrailleurs. Ils allèrent même en volontaires dans les tranchées, quoique ce ne fût pas leur tour de service. Ils s’attendaient à pouvoir régler leur compte au cours de quelque bataille. Depuis ce tour de service, ils sont devenus tout à fait doux. Ils n’avaient vu jusqu’alors tuer les hommes que par un et par deux, à plusieurs centaines de mètres les uns des autres. Cette fois, c’était une autre affaire : ils étaient comme des mouches sur du sucre dans une épicerie. N’ayez donc aucune crainte pour moi : vienne qui voudra rejoindre le régiment. Il faut un fort estomac pour ajouter à la ration de notre gouvernement. »

LA MÈRE. — Il écrit comme un poète, mon fils. C’est merveilleux cette manière d’écrire.

LE PÈRE. — Tous les jeunes hommes écrivent de même au sujet de la guerre. Elle satisfait complètement tous leurs désirs. Que dit-il d’autre ?

LE FILS résumant. — Il dit qu’il est bien nourri et qu’il a appris à boire le café français. Il dit qu’il y a deux sortes de tabac français, un jaune et un bleu. Le bleu, dit-il, est le meilleur. On les nomme ainsi d’après les papiers qui les enveloppent. Il dit qu’il ne faut pour rien au monde lui envoyer de l’opium ou des drogues, parce que la punition est sévère et qu’on est vite pris par les médecins du régiment. Il désire qu’on lui envoie un peu de forte teinture comme celle dont se sert notre père.

LA MÈRE, avec un geste. — De la teinture ! Lui ! c’est un enfant. Qu’est-ce qu’il a bien pu faire ?

LE FILS. — Il dit qu’il désire gagner la faveur de son officier indigène dont les poils blancs commencent à se voir et qui n’a pas de teinture. Il dit qu’il remboursera le prix et qu’il n’y a rien à payer pour le colis. Il faut que ce soit de la teinture de henné très forte.

LA MÈRE, riant. — Elle le sera. Je la ferai moi-même. Cela