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Ils nous avaient accoutumés à un travail plus fini, plus soigne, plus perfectionné. Visiblement, c’est l’œuvre de gens pressés dont la main tâtonne. Et ils ont tant bien que mal bouché les issues pour retarder l’entrée du vainqueur. Départ piteux dont le témoignage est partout écrit dans le fort sali, maculé, pollué, mais, somme toute, intact ; départ brusqué qui ressemble à celui des voleurs quand l’aube menace.

Il était plus de minuit lorsque la patrouille envoyée par le lieutenant Diot parvint au fossé du fort. Elle a suivi ce fossé à demi comblé par le mur d’escarpe écroulé. Elle a vaguement distingué dans l’ombre les emplacemens béans des casemates, pareils à des ouvertures de grottes. Épiant le moindre bruit, le moindre mouvement, elle a interrogé le Sphinx et interprété son silence. Puis le lieutenant Diot s’est avancé à son tour. Et, avec le lieutenant du génie et ses hommes, il est entré dans le fort.

Mais, entre leur départ et notre arrivée, tout un jour s’est écoulé. Tout un jour, les morts de Vaux ont été les maîtres, non pas les leurs que leur défaite abandonne et recouvre d’un peu plus de terre, mais les nôtres, délivrés sous une terre qui est redevenue française. C’est aux morts que le fort a été rendu. L’ennemi ne les voyait pas, et ils attendaient, ils guettaient sa fuite pour célébrer leur fête. Alors, dans les couloirs, dans les casemates, dans les chambres débarrassées de tout ennemi vivant, ils se sont rassemblés comme une mystérieuse garnison. Morts des premiers assauts du mois de mars, morts des 407e et 408e régimens tués à l’entrée du village, morts du 71e régiment territorial tués sur les parapets, morts du 3e bataillon de chasseurs et du 158e régiment tués sur les pentes, morts des mortels assauts de juin, du 101e et du 142e qui défendirent ces décombres quand l’ennemi était autour, dessus et déjà dedans, morts tout chauds encore du 216e qui, le 25 octobre, marchèrent sous une pluie de feu jusqu’aux fossés, morts des innombrables combats livrés sur ce sol de chair humaine, les voici qui se rangent en ordre par bataillons et par compagnies. Et ils appellent à eux tous les morts de Verdun, ceux des premières journées qui ont attendu si longtemps leur revanche, ceux de la dernière offensive qui sont partis avec tant de confiance. N’est-il pas équitable qu’ils revivent le jour où leur œuvre s’achève, et peut-on concevoir sans eux la libération d’une parcelle de territoire ?