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vieux soldats, la plupart venus des champs, me racontait la mort de l’un d’entre eux. Ils étaient deux du même patelin, de la même année au delà de la quarantaine, qui travaillaient à peu de distance l’un de l’autre à creuser le même boyau. Une de ces mauvaises torpilles qui mènent un grand vacarme et tournent en l’air avant de choir, éclate dans leur voisinage. L’un est blessé et l’autre indemne. Le blessé appelle à l’aide. L’autre accourt, prêt à l’emporter. Il en a emporté tant d’autres à l’ambulance ! C’est un homme fort et noueux qui ne mesure pas ses services. Mais cette fois, il voit bien que ce n’est plus la peine. Déjà la mort a mis son ombre sur ce visage terreux. Il s’est penché : — Mon pauvre vieux, dis tes prières. Le moribond rouvre les yeux et murmure : — Je ne les sais plus. Mais toi, dis-les. L’autre hésite. Il cherche, il fouille et il répond : — Je n’en sais pas plus long que toi. — Dis-les quand même, insiste le mourant. Alors l’homme tend ses muscles. Ainsi qu’on hisse un seau d’un puits, il tâche à retirer du passé des syllabes oubliées. Mais le seau remonte presque vide : — Notre père qui êtes aux cieux, finit-il par dire. Puis il demeure coi, n’ayant pu trouver la suite. Et déjà le mourant a répété d’une voix qui faiblit : — Notre père qui êtes aux cieux... Il reste la bouche ouverte, attendant ce qui doit venir et qui ne vient pas. Ah ! mais, patience, on travaille, on aboutira. De nouveau l’homme lance le seau et tire la corde, les veines de son front se gonflent, et cette fois il ramène : — Je vous salue, Marie... — Je vous salue, Marie... a redit le blessé docilement. Et son regard interroge encore. Mais qu’y a-t-il donc après ces paroles ? Quand l’homme était petit, sa mère le savait et le lui avait appris. Oui, mais tant d’eau a coulé sous les ponts depuis cette époque ! Il est un territorial des dernières classes. Ce n’est pas sa faute s’il a fait tant de chemin depuis son enfance. A-t-il fait tant de chemin ? Sur la route il y a les auberges, et c’est là qu’on oublie. Mais quoi ? le camarade en redemande et tourne vers lui un œil suppliant. Va-t-il le laisser dans l’embarras ? Alors, d’un effort à arracher, avec la corde, toute la margelle du puits, il parvient à amarrer ce troisième commencement : — Je crois en Dieu... Le mourant l’a déjà happé. Il n’y en a pas long. Et puisqu’il en réclame encore et puisqu’on ne peut décidément lui en donner davantage, voici que l’homme enchaîne ses trois prises et les fait alterner comme une litanie : — Notre Père qui êtes aux