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d’enfoncer dans une terre gluante sans pouvoir trouver un point d’appui pour s’y raccrocher, et qu’on imagine ce que représente d’efforts une marche en avant dans de telles conditions !

Cette masse noire qui se rapproche, c’est le fort. Au jour naissant qui ne lui impose pas encore des contours nettement définis et le laisse se perdre dans la pénombre, il apparaît comme une moraine chaotique, déchiquetée, travaillée par les avalanches. Mais, de plus près, il porte la trace du travail humain et serait plutôt comparable à quelque énorme tank dressé pour écraser de son poids le visiteur. Il avance à grande allure et brusquement il disparaît. Nous sommes entrés dans la gorge et nous sommes happés par le trou d’ouverture. Nous descendons dans le couloir central, mais le fort a été coupé en deux par un obus de 400 qui a creusé un entonnoir de 25 mètres de diamètre. Les galeries que nous suivons portent les noms des vainqueurs : Général Pétain, général Nivelle, général Mangin. Il y a une tourelle Nicolaÿ. L’ancienne Kommandantur, belle pièce éclairée par plusieurs lampes électriques, sert de logis au commandant d’armes, actuellement le commandant de Montalègre, du 49e bataillon de chasseurs à pied. Sur sa table de travail, dort un gros et gras matou au poil gris.

— C’est un allemand, nous dit-il. Mais nous l’avons naturalisé français.

En effet, il porte autour du cou un ruban tricolore.

Comme à Vaux, c’est le tour du propriétaire. L’héritage ennemi a été plus important à Douaumont : appareils électriques, appareils de télégraphie sans fil, appareils téléphoniques, le tout plus ou moins utilisable. Les magasins de vivres feraient penser à quelque grande maison d’alimentation, s’il ne flottait encore dans l’immeuble une vague odeur cadavérique. L’étage inférieur est intact. L’étage supérieur, outre le fameux entonnoir qui l’a rompu, a l’une ou l’autre de ses galeries crevées. Par les ouvertures, on aperçoit des morceaux du ciel levant, tout vert et or, au-dessus d’un premier plan bouleversé, restes du fossé à demi comblé, levées de terre de la superstructure, démolitions, et trous d’obus. Le contraste de ce ciel fleuri et du gouffre du fond duquel nous le regardons fait songer à quelque vision aperçue de l’Enfer de Dante.

De la superstructure se découvre le paysage de mort, moins