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le nombre et les moyens d’action ? Voulut-il nous attirer sur un terrain connu, machiné comme une scène de théâtre, dont les détails étaient repérés sur un minutieux canevas de tir qui permettait de frapper à coup sûr ? ou craignait-il d’affronter le choc des troupes fraîches, dont l’élan combiné avec une manœuvre enveloppante transformerait en désastre une facile rupture du front ? Les historiens militaires discuteront plus tard ces hypothèses et confirmeront une fois de plus la sagesse de la sentence de Pascal sur les rapports des Pyrénées et de la vérité ! Quoi qu’il en soit, les troupes alliées marchaient ce jour-là de toute leur vitesse derrière un invisible ennemi. Mais les fantassins les plus agiles sont moins rapides que des avions et des chevaux, et nul escadron, nulle escadrille ne couraient ou volaient devant eux sur les traces. Le contact était perdu.

Le soir, au bivouac, la joie se reflétait partout, sans mélange. Les oreilles les plus exercées ne percevaient aucun bruit révélateur d’escarmouches aux avant-postes ; nul village ne flambait, aucun exode d’indigènes larmoyans n’encombrait les chemins. Les imaginations enfiévrées précédaient l’ennemi sur ses lignes de retraite et le voyaient se hâtant vers la Babouna. Glorieux et condescendans, quelques Russes n’hésitaient pas à donner aux affinités slaves le mérite de ce succès obtenu sans coup férir : « Les Bulgares savent que nous sommes venus dans le pays avec vous, et ils se sont refusés à une lutte fratricide. » Des Français les écoutaient, impressionnés par les soudains effets de la voix du sang qu’ils n’avaient jusqu’alors contemplés qu’à l’Ambigu. D’autres acquiesçaient avec une sceptique politesse et, s’engouffrant sous leurs tentes, ils se rappelaient les prophéties sur la guerre de mouvement, qui avaient adouci naguère, quand ils s’éloignaient de France, l’amertume de leur départ. Ils en voyaient l’accomplissement et ils se félicitaient de prendre part à une campagne qui débutait pour eux sous d’aussi favorables auspices. Quant aux soldats, ils ne s’attardaient pas à épiloguer. Tôt couchés, en prévision des fatigues du lendemain, ils s’endormaient sur de réconfortantes impressions : la course derrière Boris était plus amusante que le guet dans une tranchée ; les cuisines roulantes avaient suivi, et l’Intendance était aussi arrivée sans grand retard.

Cependant l’ennemi n’était pas aussi loin qu’on le supposait. Le lendemain, les salves de cent vingt fusans et percutans qu’il