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lançait sur les zones de passage obligé, les escarmouches de petits groupes qui utilisaient à merveille les talus des champs, les rives boisées des ruisseaux, les bosquets d’arbres des prairies, étonnaient, sans les convaincre, les optimistes impénitens. Ils voyaient d’ailleurs dans ces tirailleries la preuve de leur sagacité. Certes, dans ce pays semblable au Bocage vendéen, la résistance pied à pied était facile ; elle aurait pu nous coûter cher. En ne s’y décidant pas, les Bulgares confirmaient leur volonté d’aller loin, vite et sans arrêt. Ces beaux obus tout neufs aux couleurs italiennes, qu’ils lançaient à profusion, ces faibles détachemens de fantassins qui battaient l’estrade, n’étaient que des obstacles semés par une arrière-garde talonnée, pour retarder ou empêcher la bousculade du corps principal. On gagnait donc du terrain, et il fallait se hâter de déchirer le rideau que l’ennemi s’efforçait d’étendre sur ses mouvemens.

Les professeurs d’art militaire mettent volontiers leurs élèves en garde contre les dangereux effets de « l’idée préconçue. » La plupart interprètent ainsi la lettre et non l’esprit de l’aphorisme napoléonien : « s’engager d’abord partout et voir après. » A tort, croyons-nous, car toute offensive stratégique est impossible sans « idée préconçue » qui impose à l’adversaire le plan, la manœuvre et la volonté. Dans le domaine tactique, même, la prise de contact doit procéder d’un plan, dont cette prise de contact démontrera seule la sagesse. Le secret des grands capitaines est dans le produit de la souplesse d’esprit par la rapidité de décision. Il représente, selon les circonstances, soit la persévérance dans l’idée primitive, soit une combinaison nouvelle, qui donnera le succès. L’idée préconçue n’a donc rien de commun avec l’illusion obstinée. Autant la première peut être féconde, autant la seconde est sûrement néfaste. Combinées, elles procurent souvent de coûteux déboires. C’est pourquoi il ne convient pas de prendre, à la guerre ni ailleurs, ses propres désirs pour des réalités. Si quelqu’un s’enfonce complaisamment dans l’erreur, tout contribue à l’y enfoncer.

Un grand chef avide de nouvelles, par exemple, se rapproche à cheval d’un régiment qui progresse depuis le matin sous le feu de l’artillerie et de l’infanterie ennemies. Les troupes sont peu nombreuses ; tous les régimens sont engagés selon un dispositif linéaire, chacun dans sa zone de combat. Derrière elles s’allongent, sur les chemins parallèles, les colonnes d’une faible