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camions, ceux qui vont là-bas, portant des soldats et portant des munitions, portant ce qui tuera et ce qui doit risquer la mort, puis les camions qui reviennent et, parmi eux, les camions d’ambulance. L’un de ces derniers, fermé de tous côtés : « il en coule, goutte à goutte du sang, qui fait des petites taches rouges sur la boue ; il a l’air d’égrener un chapelet rouge : quelque hémorragie soudaine… » Et la pluie, régulière, épaisse : on n’imagine pas qu’elle puisse jamais finir ; « il fait à peine jour tant le ciel est plein d’eau, rien n’indique l’heure, on ne sait pas si c’est midi ou le crépuscule… » Passent des prisonniers aux houppelandes grises : un vilain troupeau, que mènent des bergers étonnans. Les bergers, vêtus et encapuchonnés de toile cirée jaune. Sous le capuchon pointu, d’un jaune serin, sous le passe-montagne bleu, la figure est noire ; « Eux, c’est au Sénégal, à la côte de Guinée, qu’on les avait rencontrés jadis, nus sous le soleil torride ; et les voilà transportés sous le ciel pluvieux de la Somme, emmaillotés comme des momies ! » Et passent de singulières petites figures jaunes, avec des yeux retroussés à la chinoise, des figures d’extrême-Asie : « Ah ! des Annamites, imprévus ici, sous cette pluie d’hiver ; mais tout est sens dessus dessous dans le monde, tout est Babel, en 1916 !… » Et puis, sur le détail divers de la route et jusqu’à l’horizon, l’infinie désolation de la nature, son retour au chaos ; non le chaos des origines : comment imaginer que naisse de là quelque chose ? le chaos dernier, la fin de tout. « Voilà donc ce que les hommes ont fait de la Terre, qui leur avait été donnée habitable, verte et douce, bien revêtue d’arbres et d’herbages… » Enfin, sur le désastre même, la souveraineté paradoxale de l’âme, les vertus. Le paysage est ainsi, un paysage d’épouvante et que l’âme domine.

À ses pages récentes, et qui sont des visions de la guerre, — des apparitions que le génie du peintre lève comme par un sortilège, — — M. Pierre Loti a joint, il a mêlé, des pages d’autrefois, feuillets de voyages, évocations des pays de lumière et de volupté, pays des Ouled-Naïlia, soirs dorés du Bosphore et la Stamboul d’Aziyadé. Il a mêlé aussi à ces images nouvelles ou anciennes les souvenirs de son enfance, le souvenir de sa poupée, le souvenir de sa maison, le souvenir de ses journées qui attendaient et qui ne savaient pas ce qu’elles attendaient. Tout cela, dans un désordre voulu, c’est l’emblème de nos pensées bouleversées, comme est bouleversée la nature en ce temps de la tribulation. Tout cela, pêle-mêle, se réunit et aboutit à la rêverie la plus pathétique, à ce « vertige, » où il semble qu’on assiste à l’effondrement des idées et du monde, où subsistent pourtant certaines