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tout comprendre; elle s’efforce de donner de toutes choses une explication positive et logique, et elle étend son déterminisme fatal jusqu’au monde moral. Je ne sais si les déductions impératives de la raison scientifique réaliseront un jour cette prescience divine, qui a soulevé autrefois tant de discussions et que l’on n’a jamais réussi à concilier avec le sentiment non moins impérieux de la liberté humaine. En tout cas, l’univers matériel entier est revendiqué par la science, et personne n’ose plus résister en face à cette revendication. »

Cette religion, ou, pour mieux dire, cette superstition de la science, ce scientisme, comme on l’appelle aujourd’hui, a des origines multiples. Il nous vient, au témoignage de Taine, pour une large part, d’Allemagne [1]. Taine et Renan, qui en ont été parmi nous les plus éloquens interprètes, sont nourris de Hegel et de philosophie allemande, et c’est chez les penseurs d’outre-Rhin qu’ils ont puisé ce goût des grandes idées trop simples, des abstractions déformatrices, des généralisations aventureuses, des systèmes insuffisamment vérifiés qui a si souvent vicié leurs plus séduisantes conceptions. Parmi les autres apports dont s’est, chemin faisant, enrichi la doctrine, le mécanisme cartésien, le rationalisme spinoziste, l’idéologie voltairienne ou encyclopédique, le positivisme français et anglais, le darwinisme semblent avoir fourni divers élémens. Mais si le panthéisme allemand n’avait pas utilisé et fécondé ces suggestions, s’il n’avait pas donné ses cadres, son inspiration et ses théories maîtresses, on n’eût pas songé à confisquer, au profit d’une philosophie particulière, d’une religion d’un nouveau genre, les progrès, d’ailleurs admirables, les découvertes et les hypothèses des sciences positives en ce dernier siècle.

On a parfois reproché à cette philosophie d’être entachée de matérialisme, et, en le lui reprochant, on avait tout ensemble raison et tort. Oui, certes, Renan et Taine avaient beau jeu à

  1. « La science approche enfin, et approche de l’homme... La pensée et son développement, son rang, sa structure et ses attaches, ses profondes racines corporelles, sa végétation infinie à travers l’histoire, sa haute floraison au sommet des choses, voilà maintenant son objet, l’objet que depuis soixante ans elle entrevoit en Allemagne, et qui, sondé lentement, sûrement, par les mêmes méthodes que le monde physique, se transformera à nos yeux comme le monde physique s’est transformé. » (Taine, Histoire de la littérature anglaise, 12e édition, t. IV, p. 388.)